Discours politique : l’heure de vérité
L’Assemblée nationale tout entière debout. Les députés, toutes tendances confondues, applaudissant unanimement le Premier ministre. Et pas une fois, mais à plusieurs reprises, de manière insistante et prolongée. Ce fait rarissime est venu s’ajouter, mardi 13 janvier, aux événements exceptionnels que la France traverse. Ce moment, dans cette enceinte, n’a pas reçu toute l’attention qu’il mérite. Les yeux rivés sur les prolongements de l’enquête, les hommages aux victimes et les ventes fantastiques d’un « Charlie Hebdo » toujours vivant, les médias n’ont pas su en prendre la mesure. Pourtant, ce fait est extraordinaire, et l’émotion, puissante et palpable, ne suffit pas, à elle seule, à en rendre compte. La force de ce moment historique tenait au discours de Manuel Valls, qui a renoué avec une ligne de conduite ancienne, historiquement rare, mais très puissante : dire la vérité.
A l’arrière-plan, Jaurès, Clemenceau, Churchill, Mendès France et quelques autres ont incarné la même gravité résolue au milieu des tempêtes. A l’avant-scène, les réalités de l’heure et l’exigence première de ne pas biaiser. Avant tout, cesser de faire semblant, d’esquiver, de refuser de nommer les choses par leur nom. Dire la vérité, en homme politique, aujourd’hui en France, qu’est-ce au juste ? Déclarer haut et fort que le pays est en guerre contre le terrorisme islamiste, que les ennemis viennent du dedans, non du dehors. Dire clairement qu’il existe un nouvel antisémitisme, né dans les cités, trop longtemps dénié, insuffisamment dénoncé, inefficacement combattu. Souligner que la confrontation entre islam et islamisme est interne, au coeur de l’islam et doit être conduite, au premier chef, par les musulmans eux-mêmes.
Dire la vérité, c’est aussi reconnaître le risque élevé de nouveaux attentats, la nécessité de mesures inédites – notamment en matière de renseignements, de moyens juridiques, de contrôle d’Internet -, qui ne dérogent ni aux principes de la République ni aux libertés de la démocratie. Sur ces points, l’unanimité paraît acquise, les divergences portant sur les actes attendus. Ce qui ne doit pas masquer que cette manière de parler, en politique, constitue déjà, par elle-même, un acte remarquable, aussitôt porteur de conséquences.
Désigner clairement les ennemis, les difficultés, les objectifs, les principes produit un effet immédiat : changer la représentation de la situation, la manière de la comprendre, donc d’agir. Cet effet de vérité en politique se distingue évidemment d’une vérité scientifique, impersonnelle et objective. S’y conjuguent au contraire émotion et raison, valeurs intemporelles et action d’urgence. La vérité, dont il est ici question, n’est pas non plus celle qui se rencontre, le plus souvent, chez les philosophes. Elle s’en éloigne au contraire.
Depuis Platon, en effet, beaucoup de grandes doctrines ont projeté de construire le gouvernement des hommes sur la connaissance du bien. L’accès des philosophes à des vérités supposées éternelles leur permettait de construire la cité juste, de régler ses lois sur un ordre du monde immuable. Le malheur, c’est que croire détenir « la vérité » – absolue, incorruptible, inaccessible au doute, au relatif, aux contingences – produit aussi les pires effets de totalitarisme. Au nom de cette vérité, il devient légitime de mentir, manipuler, liquider… L’enfer politique est pavé des meilleures intentions philosophiques.
Faut-il alors abandonner tout horizon de vérité, proclamer que nous sommes condamnés à vivre d’illusions ? Nietzsche l’a soutenu, mettant à mal l’idée même de vérité, insistant sur la puissance des illusions dans l’histoire. Allant plus loin encore, une partie de la pensée contemporaine en est venue à soutenir qu’il n’y a pas de réel objectif, que tout dépend de nos récits, de nos manières de raconter des histoires. Contre ce relativisme multiforme, allant du scepticisme au nihilisme, qui laisse l’éthique totalement démunie, il est nécessaire de réhabiliter des valeurs universelles.
L’école philosophique contemporaine la plus en phase avec l’idée de dire la vérité en politique, sans dogme coercitif et sans relativisme, est le pragmatisme de John Dewey (1859-1952) et de ses successeurs. A leurs yeux, la vérité n’est pas une donnée immuable. Elle se construit au fil des expériences, et la démocratie constitue une expérimentation collective permanente. Le pire n’y est jamais certain. Ni tout à fait écarté.