Rumeur en philosophie et ailleurs
Les grands philosophes n’échappent pas au règne de la rumeur. D’une certaine manière, évidemment. Les bruits qui courent à leur propos n’ont rien à voir avec leur vie privée, leur patrimoine, leurs accointances secrètes. Il s’agit de la pensée, de l’œuvre elle-même. La malveillance polémique ou bien le souci pédagogique leur attribuent quantité de thèses qu’ils n’ont pas soutenues. Pour mieux transmettre leur doctrine, ou pour mieux la combattre, donc avec les meilleures et les pires intentions du monde, un halo se forme autour des textes. Le plus souvent, cette doctrine de substitution est un artefact – composé d’arguments simplifiés, de démonstrations tronquées. Elle se dispense des détails, de la complexité, des nuances propres à chaque philosophie.
Avec Descartes, ce travers est porté à son comble. De génération en génération, ce philosophe – de très loin le plus enseigné, le plus vulgarisé, le plus commenté dans les classes – a fini par se trouver enseveli sous quantité d’idées, prétendument cartésiennes, qui ne lui appartiennent pas. En schématisant et en durcissant des traits de sa démarche, l’Histoire a construit des cartésianismes imaginaires. Il convient de les démonter. Denis Kambouchner s’y emploie avec verve. Il dézingue élégamment, dans Descartes n’a pas dit, vingt et une conceptions attribuées au héros du Discours de la méthode, mais pratiquement introuvables sous sa plume.
On prête, par exemple, à Descartes un mépris de l’enseignement, l’opinion que « dans les écoles, on n’apprend rien d’utile ». Kambouchner – fin connaisseur de notre penseur national, auteur de plusieurs travaux qui font référence, responsable de la nouvelle édition des Œuvres complètes chez Gallimard – rappelle qu’en fait « il ne se plaint jamais de ses études et ne dit jamais qu’elles aient été inutiles ». En examinant une à une des affirmations telles que « les sens nous trompent », « l’esprit humain n’a pas besoin du corps pour penser », « l’homme doit devenir maître et possesseur de la nature », « sur les animaux, nous avons tous les droits », Denis Kambouchner montre qu’elles n’appartiennent pas à la pensée de Descartes, ou bien possèdent, dans son œuvre, des significations différentes de celles qu’on leur donne.
« X n’a pas dit »
Le ton est enjoué, le style allègre, certains chapitres se présentent comme des dialogues et ne manquent pas de vivacité. Du coup, sur cette idée originale, quantité d’ouvrages se révèlent possibles. Tant qu’on y est, pourquoi ne pas imaginer une interminable collection, composée de tous les éventuels « X n’a pas dit » ? De Platon à Nietzsche, en passant par Epicure, Montaigne, Spinoza, Hegel, Marx et tant d’autres, il s’agirait de mettre en lumière les propos qu’on leur fait tenir sans qu’ils les aient tenus. Se limiter aux philosophes serait une erreur. Ce que Galilée, Newton ou Einstein n’ont pas dit vaudrait aussi d’être épinglé. De toute évidence, c’est avec les religions que la tâche deviendrait immense : ce que Moïse, Jésus, Mahomet ou Bouddha n’ont pas dit occuperait quantité de volumes. « Dieu n’a pas dit » serait un livre infini. Autant renoncer à pareil projet. Pas en raison de son ampleur, mais parce qu’il est déjà mis en œuvre depuis fort longtemps. Liquider les rumeurs, démonter les fausses idées, rectifier les erreurs, ça s’appelle l’enseignement.
Descartes n’a pas dit. Un répertoire des fausses idées sur l’auteur du « Discours de la méthode », avec les éléments utiles et une esquisse d’apologie, de Denis Kambouchner, Les Belles Lettres, 236 p., 11 €.