Rencontre avec Pierre Briant
« A travers Alexandre le Grand, l’Europe ne cesse de penser ses rapports avec l’Orient »
Quel voyage ! Voilà un livre qui fait voir du pays. Il emmène son lecteur dans toute l’Europe du XVIIIe siècle, de la France à l’Allemagne, des contrées nordiques au Portugal, de l’Ecosse à la Grèce, traverse les disciplines, de l’histoire à la philosophie, de l’économie à la géographie, rapproche des auteurs disparates, confronte des ouvrages innombrables, souvent méconnus, parfois totalement oubliés. Pourtant, au départ, le fil directeur de ce périple pouvait sembler ténu, réservé à quelques spécialistes : ce que les Lumières ont dit d’Alexandre le Grand.
Les récits de ses triomphes militaires, de sa vie fulgurante, de sa conquête du monde comme de son génie politique sont les mêmes depuis l’Antiquité. Les témoignages contemporains ayant disparus presque entièrement, ces sources, peu nombreuses, sont des auteurs d’époque romaine (les « historiens d’Alexandre »), qui ont écrit soit en grec (Plutarque, Arrien, Diodore), soit en latin (Quinte-Curce, Sénèque). Tous ont été redécouverts ou revisités à partir de la Renaissance. Ce qu’apporte de nouveau le XVIIIe siècle, c’est un faisceau de réflexions sur l’expansion de l’Occident, ses conquêtes, leur légitimité ou leurs abus. Dans une myriade de textes dispersés, la figure d’Alexandre a cristallisé, durant plusieurs générations, les méditations de l’Europe sur son identité, son destin, ses relations aux autres cultures.
Jusqu’au travail colossal fourni par Pierre Briant, on ignorait l’ampleur et la diversité de ces figures d’Alexandre, leur rôle dans la pensée occidentale à cette période cruciale. Il a fallu la patience et la passion de ce professeur au Collège de France pour sortir de l’oubli et cartographier cet immense archipel. Pourtant, ce n’est pas le moins étonnant, ce n’est pas sa spécialité. Entendons-nous : Alexandre et son temps ont certes occupé toute la vie de la Pierre Briant, mais c’est en tant qu’historien de l’Antiquité qu’il s’est fait connaître, et non comme dix-huitiémiste. Pour comprendre pourquoi et comment ce savant est passé de l’empire achéménide à Montesquieu ou à Voltaire, et ce qu’il a découvert dans ce voyage, une rencontre s’imposait.
– Qu’est-ce donc qui a conduit l’historien de l’Antiquité que vous êtes à ce long périple dans les textes des Lumières ?
– « On considérait généralement que la connaissance d’Alexandre, au sens de la modernité historique, commençait en 1833. Cette année-là, un jeune historien allemand, Johann Gustav Droysen, qui n’a que 25 ans à l’époque, publiait une étude fondatrice intitulée Histoire d’Alexandre le Grand. Mais on ne savait presque rien de ce qui avait précédé, en se contentant de ce qu’on avait puisé dans les sources classiques. Vers 2003, à l’occasion de cours que je donnais ici, au Collège de France, j’ai commencé à m’apercevoir que l’image d’Alexandre forgée par Droysen était déjà, pour l’essentiel, chez Montesquieu, dans l’Esprit des Lois, presque un siècle auparavant ! Dans les deux cas, le roi ne conquiert pas simplement des territoires, mais les âmes et les cœurs des populations conquises, il se lance dans de vastes entreprises : ouverture de voies de commerce nouvelles, entre l’Inde, le Golfe Persique, l’Asie et l’Europe.
J’ai donc voulu comprendre comment cette représentation s’était créée, chez Montesquieu ou ailleurs. Or aucun moderniste ne me donnait la réponse. Je me suis donc lancé dans cette recherche, ce qui m’a conduit à huit années de découvertes presque quotidiennes, car j’ai compris vite qu’il fallait que je mène l’enquête non pas à partir d’un pays particulier comme la France, mais que je considère la circulation des idées, leur réappropriation dans différents pays et différents cercles savants, aussi bien que dans les littératures des Lumières.
– Comment expliquez-vous que l’ampleur et la diversité de ces milliers de pages consacrées par le XVIIIe siècle à Alexandre le conquérant et son destin aient été à ce point ignorées ?
– Il faut souligner qu’Alexandre était évoqué à l’intérieur d’ouvrages sans apparaître dans leur titre. Je pense par exemple à la cartographie, la géographie, l’astronomie, le commerce, la navigation, la philosophie. Même dans la presse, la peinture, la caricature, j’ai découvert que les Modernes avaient partout intégré Alexandre dans leur réflexion. Dès qu’il s’agit, en science politique, de savoir comment gouverner un empire, ou de s’interroger sur l’Europe et les autres, sa figure est convoquée. En fait, Alexandre est vu comme un homme du XVIIIe siècle. Il parcourt les mêmes territoires que l’Europe du temps conquiert ou contrôle : l’empire ottoman, la Perse moderne, l’Egypte, la Mer Rouge, l’Inde… Dès qu’un homme des Lumières qui connaît ses classiques veut réfléchir sur le pouvoir, sur le rapport de l’Europe avec l’Orient, il va se tourner vers Alexandre, je ne connais pratiquement pas d’exception.
– Peut-on classer cette multitude de jugements, esquisser une grande répartition des images du roi macédonien dans cette Europe moderne ?
– Ces images sont très diverses et contrastées, mais elles se répartissent schématiquement en deux modèles opposés, qui existaient déjà dans l’Antiquité. Le premier modèle est favorable à Alexandre, considéré en ce cas comme un grand civilisateur, un administrateur hors pair. Montesquieu et ses épigones britanniques développent cette image positive d’Alexandre, dont ils empruntent les traits principaux à Plutarque, mais également à Arrien, qui écrivit sous l’empire romain en étant confronté, en tant qu’ administrateur de province, à des questions qu’il juge analogues à celles rencontrées par Alexandre. A l’inverse, Sénèque a défini les traits du modèle opposé, extrêmement défavorable au conquérant, présenté comme celui qui détruit et dévaste, qui se laisse mené par l’ambition et la démesure, n’ayant en vue que sa propre gloire, sans souci des conséquences funestes sur les populations conquises. Cette image est reprise, d’abord par Bossuet, mais surtout, dans les années 1730, par Rollin, dont audience va s’étendre durant plus d’un siècle dans toute l’Europe, et se développe chez Herder et bien d’autres en Allemagne.
– Ces représentations ont-elles une existence délimitée, circonscrite au seul XVIIIe siècle, ou bien survivent-elles jusqu’à nos jours ?
– C’est la permanence de ces images qui me frappe, même si le plus souvent leur généalogie est ignorée. Les représentations de l’Antiquité ne cessent en effet d’être réinvesties dans les différents moments de l’histoire contemporaine. C’est à travers Alexandre que l’on ne cesse de penser les rapports de l’Occident et de l’Orient, que ce soit pour justifier la mission supposée civilisatrice de la conquête, pour mettre en garde contre la perte d’identité possible de l’Europe sous l’effet de l’influence en retour des peuples soumis, ou pour dénoncer l’injustice et la violence dévastatrice des dominations. Ainsi la guerre d’Irak, et plus récemment celle d’Afghanistan ont-elles réactivé les références négatives au conquérant destructeur. Parallèlement , dans des études consacrées à l’Alexandre « réel », il arrive que l’incendie de Persépolis soit comparé à Ground Zero, ou qu’on se demande – même sans avoir lu ni Rollin ni Sénèque – si Alexandre mérite d’être appelé « le grand »… En fait, le présent ne cesse de réutiliser mots et images venus du passé.
– Est-ce à dire qu’on répète indéfiniment les mêmes stéréotypes ? Il ne serait donc pas possible de faire progresser effectivement la connaissance historique du règne d’Alexandre ?
– Au contraire ! A côté des enjeux contemporains et des représentations récurrentes, il existe aujourd’hui quantité de données nouvelles. Dans tous les ouvrages sur Alexandre, pratiquement depuis le début des temps, un personnage n’apparaissait jamais : l’empire achéménide, celui qu’il conquiert. On parlait de la conquête, pas de l’empire. Il y a seulement trente ou quarante ans, on ne disposait presque que des sources grecques classiques. Aujourd’hui, on a déchiffré des décrets, des correspondances administratives, des centaines d’inscriptions, relevées sur des sites extrêmement nombreux – tombeaux, villes et champs. Si on rassemble toutes ces données, en y ajoutant celles concernant l’histoire renouvelée de la Macédoine, il devient possible de sortir des jugements sur le « bon » ou le « méchant » Alexandre, et de replacer sa personnalité dans un contexte qui l’explique et surtout la dépasse. »
ALEXANDRE DES LUMIÈRES. Fragments d’histoire européenne, de Pierre Briant. Gallimard, Les Essais, 750 p., 29 €
Repères
Pierre Briant
1940 Naît à Angers
1965 Agrégé d’histoire
1974-99 Professeur d’histoire de l’Antiquité à l’Université de Toulouse II Le Mirail
1996 Publie Histoire de l’Empire perse. De Cyrus à Alexandre (Fayard)
1999 Professeur au Collège de France, « Histoire et civilisation du monde achéménide et de l’empire d’Alexandre »
2003 Publie Darius dans l’ombre d’Alexandre (Fayard)
2008 Publie Lettre ouverte à Alexandre le Grand (Actes Sud)
2011 Publie Alexandre le Grand (PUF, Que Sais-Je ? 7e édition depuis 1974)