Les ultimes secrets des mystiques
Ce qu’ils affirment avoir vécu, ni vous ni moi ne le connaîtrons jamais. Coups de tonnerre dans l’âme, disparition de soi, effroi et tremblements, trouble vision des anges, abandon radical suivi d’extases indescriptibles, rencontre ultime avec Dieu… On a beau faire, notre planète quotidienne ignore tout à fait ces transports énigmatiques, tantôt obscurs et tantôt flamboyants. Les mystiques, en redescendant sur Terre, en cherchant leurs mots, dont aucun ne convient, disent avoir été kidnappés par l’infini. Ils auraient tutoyé le surhumain, éprouvé le zéro et l’infini, expérimenté en direct, au prix d’effroyables bouleversements, ce que le commun des mortels se contente vaguement d’imaginer, sans forcément y croire.
On pourrait se contenter de hausser les épaules, et passer son chemin. Pourtant, même sans rien partager de leur foi, nous nous trouvons retenus, captivés nous aussi, saisis. En fait, le vrai mystère des mystiques n’est pas ce qui leur arrive, mais cette attention qu’ils éveillent, si fréquemment, chez tout un chacun. En étant résolument athée, matérialiste, citoyen du XXIe siècle, on se retrouvera troublé par la compagnie de ces fous de Dieu, dont la parole vient d’autres temps, si loin du nôtre. Voyez Thérèse d’Avila et Jean de la Croix. Etrangers que nous sommes à leurs extases, mais aussi à leurs préoccupations quotidiennes, leur époque, leur environnement culturel, nous n’en sommes pas moins sensibles à quelque chose de leur folie.
A l’évidence, sur l’Andalousie entre Charles Quint et Philippe II, la plupart d’entre nous n’ont pas les idées nettes. A moins d’être expert, qui donc a en tête les conflits traversant cette Espagne d’après la Reconquête ? Les « vieux chrétiens » se méfient des juifs convertis, des Maures ayant abjuré l’islam, l’Inquisition tient les provinces et censure les bibliothèques, des tensions s’aiguisent au sein des ordres religieux. Nous n’avons pas plus d’idées de ce que fut l’ordre du Carmel, sa fondation à Haïfa au temps des croisades, son départ après la prise de Jérusalem par les Ottomans. Nous ignorons aussi, la plupart du temps, ce qu’on pouvait bien lire dans les maisons et les universités du temps, que l’on soit fille de famille aisée, comme Teresa de Cepeda, ou fils de tisserand, comme Juan de Yepes.
En fait, c’est sans importance. Enfin, presque. Sans doute n’est-il pas totalement inutile de savoir que, tout en se prétendant sin letras, inculte, Thérèse a appris à lire et écrire auprès de sa mère, que sa jeunesse fut nourrie de toutes sortes de romans. Surtout, décrivant ses visions à la demande de ses supérieurs, elle s’applique à trouver les mots justes, multiplie comparaisons et synonymes pour se faire bien comprendre – non par goût du style ni par souci de l’effet littéraire, mais avec la volonté de décrire au plus près des périples indescriptibles. Il n’est peut-être pas vain non plus de savoir que Jean de la Croix, de son côté, a subi les conséquences de la lutte acharnée que se menaient, au sein du Carmel, « chaussés » – qui ont conservé la règle ancienne et portent des chaussures – et « déchaussés » – portant des sandales, comme stipule la règle nouvelle. Car, si leurs querelles n’avaient été si violentes, jamais le saint homme n’aurait été mis au cachot, séquestré sans lumière, fouetté durant des mois par ses coreligionnaires. Et il n’aurait pas composé, sans crayon ni papier, « Le cantique spirituel ».
De même, il n’est pas tout à fait indifférent que Thérèse comme Jean aient été des descendants de conversos : le grand-père de Thérèse était juif, le père de Jean a lui aussi des ascendances juives, et sa mère des musulmanes – ce qui explique en partie la méfiance de l’Eglise à leur égard. Pourtant, malgré l’intérêt de ces informations, on les oublie dès qu’on commence à lire. Ce qui importe, c’est en effet le génie des écrivains, leur brasier poétique, toujours incandescent malgré le filtre de la traduction. Si l’on est emporté par la puissance de ces textes – si éloigné qu’on soit de leurs auteurs, de leurs convictions -, c’est d’abord parce que ce sont des monuments de la littérature mondiale.
Qu’évoquent ces pages de feu ? Des histoires d’amour fou – noces impossibles proclamées réelles, fusion du singulier et de l’universel, épousailles inouïes, humain-divin entrelacés. Voilà donc l’ultime secret des mystiques : ils touchent en nous au rêve incessant, qui n’appartient qu’aux humains, de fusionner avec l’infini. C’est bien pourquoi on est toujours touché par ces comètes d’où jaillissent des fables.
« OEuvres » de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix. Cette édition, publiée sous la direction de Jean Canavaggio, avec la collaboration de Claude Allaigre, Jacques Ancet et Joseph Pérez, regroupe le « Livre de la vie », le « Livre des fondations », « Le château intérieur ou les demeures de l’âme », de Thérèse d’Avila, et « Le cantique spirituel » suivi de « L’explication des chansons », « Nuit obscure », « Flamme d’amour vive » et d’autres poèmes, de Jean de la Croix (Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1094 p., 45 E).
EXTRAITS
Il vient donc parfois de ces angoisses et des larmes, et des soupirs, et les élans que l’on a dits (…) mais, alors que cette âme divague ainsi, (…) est frappé un coup provenant d’ailleurs (on ne comprend pas d’où ni comment), comme si on était frappé d’une flèche de feu. Je ne peux pas dire que c’est une flèche, mais, quoi que ce soit, on voit clairement que cela ne peut venir naturellement de nous. Et même si je dis « coup », ce n’est pas non plus un coup, mais la blessure est bien plus aiguë. Cependant, ce n’est pas là qu’ici-bas nous ressentons les peines ; il me semble que c’est au plus profond et au plus intime de l’âme ; là ce coup de foudre, qui passe subitement, réduit en poussière tout ce qu’il trouve de terrestre dans notre nature. (…) Je ne voudrais pas qu’on s’imagine que j’exagère ; à vrai dire, je me rends compte, à mesure que je parle, que reste en dessous parce que c’est impossible à dire.
Thérèse d’Avila, « Le château intérieur », « Sixièmes demeures », XI, p. 658.
O flamme d’amour vive.
qui tendrement me blesse.
au centre le plus profond de mon âme,
toi qui n’es plus rétive,
si tu le veux bien, laisse,
de ce doux rencontre brise la trame.
O brûlure de miel,
O délicieuse plaie,
O douce main, ô délicat toucher.
qui a goût d’éternel.
et toute dette paie,
tuant la mort, en vie tu l’as changée.
Jean de la Croix, « Flamme d’amour vive », strophes 1 et 2, p. 875.
Jean de la Croix
1542 Juan de Yepes naît le 24 juin à Fontiveros (Castille)
1552 Entre au service de l’hôpital de la Conception
1563 Prend l’habit chez les carmes de Medina
1569 Maître des novices, reçoit la visite de Thérèse
1572 Appelé par Thérèse comme aumônier et confesseur
1577 Enlevé le 3 décembre et incarcéré huit mois et demi. Compose » Le cantique spirituel »
1581 Voit Thérèse pour la dernière fois
1589 Devient prieur de Ségovie
1591 Meurt à Ubeda
1726 Canonisé
1926 Docteur de l’Eglise
Thérèse d’Avila
1515 Teresa de Cepeda naît le 28 mars à Avila
1535 Novice au couvent des Carmélites à Avila
1560 Premières visions. Décide de fonder un couvent selon la règle primitive du Carmel
1562 Fondation du premier carmel réformé. Entame le » Livre de la vie »
1568 Fonde les couvents de Malagon et de Valladolid, bien d’autres ensuite
1576 Assignée à résidence à Tolède, rédige » Le château intérieur »
1582 Meurt à Alba de Tormes le 4 octobre
1622 Canonisée
1970 Docteur de l’Eglise
De Bergson à Bretécher
Les lecteurs de Thérèse d’Avila et de Jean de la Croix sont fort loin de se restreindre au monde religieux. Parmi les contemporains, on remarque des philosophes aussi différents qu’Henri Bergson, Paul Valéry ou Cioran, qui s’intéresse passionnément à leur mysticisme tout en refusant ce qu’il nomme les » salmigondis « du dogme catholique.
Plus récemment, Claire Bretécher s’est emparée de la biographie de Thérèse d’Avila pour en faire une bande dessinée à sa manière, et Julia Kristeva, en publiant » Thérèse mon amour » (Fayard, 2008), a fait dialoguer la sainte, la psychanalyse et Diderot