Claude Lévi-Strauss et le Japon imaginaire
Mais où donc est-il allé ? Dans un pays réel – à Tokyo, sous les cohues bigarrées des néons, dans de petits ports de pêche, témoins du Japon ancien ? Ou bien dans une contrée truffée de souvenirs d’enfance, tapissée de rêves, de savoirs et de mythes ? Les deux à la fois, indissociablement. Car, pour Claude Lévi-Strauss, ces mondes ne sont pas disjoints. Au contraire. Ils sont inextricablement tissés, de la plus subtile comme de la plus instructive manière. L’acuité de ces pages posthumes réside évidemment dans cet entrelacs.
Pour le comprendre, il faut commencer par relire Tristes tropiques. À la cinquantaine, l’anthropologue y fait cette confidence : son père, peintre portraitiste, avait un plein carton d’estampes japonaises. Un jour, en récompense, il en offre une à son fils, qui n’a que 5 ou 6 ans. C’est le premier grand bouleversement esthétique de sa vie, en tout cas dont il ait gardé mémoire. « Je la revois encore : une planche de Hiroshige, très fatiguée et sans marges, qui représentait des promeneuses sous des grands pins devant la mer. » Cette image devient la toile de fond d’un théâtre intime, au propre comme au figuré : le jeune Claude contemple pins et promeneuses logés au fond d’une boîte, près de son lit, et durant des années il meuble ce cadre de bibelots et de personnages. Entre père et fils, le rituel devient durable : « Une estampe vint récompenser chacun de mes succès scolaires. » Le stock paternel épuisé, l’adolescent continue : jusqu’à ses 18 ans, il met toutes ses économies dans ces images d’ailleurs. Le Japon, il y séjourne donc « par le coeur et par la pensée », sans y être jamais allé.
Humanisme
À son premier voyage, en 1977, il a presque 70 ans. Pas étonnant qu’il dise avoir été plus ému par l’île de Kyushu qu’en découvrant Jérusalem et les Lieux saints. Pour Lévi-Strauss, le Japon combine de manière unique passé et présent, mythe et histoire, Orient et Occident. Il l’explique au long d’une série de textes dispersés. Rassemblées aujourd’hui sous le titre L’autre face de la lune, ces analyses lumineuses portent évidemment sur la culture japonaise et ses singularités. Mais elles parlent aussi de leur auteur, et de son regard. Sans ces arrière-plans subjectifs, on ne comprendrait pas cette curieuse volonté de soutenir que France et Japon ont un « même destin », sont à considérer de manière symétrique et inverse, comme si une parenté secrète nouait leurs différences par-delà continents et civilisations.
Au cours de son quatrième séjour, en 1986, Claude Lévi-Strauss donna trois conférences, demeurées jusqu’à présent inédites. Elles peuvent se lire comme une introduction à sa pensée, remarquablement accessible. Le titre dit l’essentiel : parler de L’anthropologie face aux problèmes du monde contemporain, c’est rappeler la diversité des cultures et les risques de son annulation, insister sur l’avènement d’un humanisme ouvert et multipolaire, confronter aussi nos angoisses aux coutumes des autres. Sur ce dernier registre, les pages les plus vives montrent comment nos états d’âme sur les mères porteuses ou les enfants posthumes nés de sperme congelé peuvent faire sourire des peuples qui jugent normaux, par tradition, les dons d’enfants ou les réincarnations d’ancêtres.
Modernité et tradition
Le risque majeur, aux yeux de l’anthropologue, demeure de voir ces différences s’effacer à jamais sous l’emprise de la globalisation. Avec un humour froidement désabusé, il rappelle qu’en Corée, en 1981 déjà, on disait à son propos : « Ce Lévi-Strauss, il ne s’intéresse qu’à des choses qui n’existent plus. » En constatant les mutations intervenues depuis, on peut constater combien c’est exact : les mondes traditionnels s’effacent. Mais s’y intéresser est une des dernières pistes pour demeurer humain. Voilà ce que nous enseignent aussi ces conférences inédites.
Elles insistent, à plusieurs reprises, sur l’équilibre unique atteint par la société japonaise entre modernité et tradition. Cette culture, à la fois technologique et proche encore de ses mythes fondateurs, invente, selon Claude Lévi-Strauss, une « façon unique de penser les problèmes de l’homme moderne ». La formule s’applique au Japon, mais on peut l’appliquer à l’anthropologie, et au maître lui-même. En arpentant l’archipel, c’est lui-même qu’il examine.
L’anthropologie face aux problèmes du monde moderne, de Claude Lévi-Strauss (Seuil, coll. La librairie du XXIe siècle, 158 p., 14,50 euros).
L’autre face de la lune. Écrits sur le Japon, de Claude Lévi-Strauss (Seuil, « La librairie du XXIe siècle », 200 p., 17,50 euros).
Le 17 mai à 19 heures, l’historien Maurice Olender, qui publie dans sa collection La librairie du XXIe siècle ces inédits de Lévi-Strauss, organise avec la Maison de l’Amérique latine, à Paris, une rencontre autour de cette publication avec Junzo Kawada, Milad Doueihi, Amin Maalouf et Françoise Héritier.