Rencontre avec Rémi Brague
Propos recueillis par ROGER-POL DROIT
Dans l’université, c’est un professeur éminent. Normalien, agrégé, ce docteur en philosophie, après le grec et le latin, s’est mis à l’hébreu et à l’arabe – histoire de comprendre les sources et les textes médiévaux. Il a enseigné fréquemment aux États-Unis, mais aussi en Allemagne, en Suisse, en Italie. En outre, à ce membre de l’Institut, ce ne sont pas les honneurs qui font défaut, de la médaille de bronze du CNRS au Grand Prix de philosophie de l’Académie française. Toutefois, Rémi Brague, bien connu dans le monde académique, l’est peu du grand public. À côté de ses travaux de recherche, certains de ses essais, largement traduits, lui ont certes valu de multiples lecteurs, notamment Europe, la voie romaine, plusieurs fois réédité, La loi de Dieu ou encore Du Dieu des chrétiens. Et d’un ou deux autres. Il n’en reste pas moins un philosophe discret plutôt qu’un penseur sous les feux de la rampe. Il se pourrait que cette situation change avec la publication de ce court volume intitulé Les ancres dans le ciel. En quelques dizaines de pages, aussi limpides que provocantes, Rémi Brague propose en effet une défense et illustration de la métaphysique qui la fait sortir des placards. Le terme « métaphysique » ne nous parle plus guère. Il désignait autrefois la « philosophie première », celle où se décidait l’essentiel. Laminé par la modernité, il a déserté la théorie pour se réfugier dans l’expérience. Ce que veut montrer Rémi Brague, c’est combien la métaphysique demeure cruciale et vitale. Sans elle, n’hésite-t-il pas à dire, l’humanité pourrait bien disparaître, faute de motif suffisant pour se perpétuer. Reste à savoir comment il argumente cette étonnante affirmation. En voici un aperçu.
Le Point : Commençons par la fin. Le résultat de cet essai est fort surprenant. En schématisant, il revient à faire de la métaphysique la condition même de la survie de l’humanité, rien de moins…
Rémi Brague : Rien de moins, effectivement. Mais ce qui me surprend, aujourd’hui, est au contraire qu’on ait prêté si peu d’attention à cette question de la survie de l’humanité. De quel droit pouvons-nous préférer que l’aventure humaine continue plutôt qu’elle ne s’arrête ? Voilà une interrogation finalement banale, et même extrêmement simple, d’une certaine façon. Pourtant personne ne s’y est vraiment confronté au cours des dernières générations. En 1819, Schopenhauer avait posé cette question. Depuis, elle n’a pas vraiment reçu de réponse. Il est vrai qu’entre-temps nous avons été distraits par quelques génocides, guerres mondiales et autres espiègleries…
Il y a malgré tout des penseurs qui se sont demandé « pourquoi vivre ? ». Je pense à Camus, faisant du suicide la première interrogation à résoudre, ou encore à Cioran, qui insiste sur « l’inconvénient d’être né ». Vous refusez de les prendre en compte ?
Ce n’est pas une affaire de refus ou d’acceptation. Leur question n’est pas la même que celle que je tente de poser. En effet, si l’on demande, comme Camus, « la vie vaut-elle la peine d’être vécue ? », il n’est pas utile de mobiliser un grand arsenal théorique. Nous sommes en vie, donc déjà embarqués. Au lieu de sauter par-dessus bord, on va continuer. Le problème est différent lorsqu’il s’agit de savoir s’il est légitime de continuer non pas notre vie en tant qu’individu, mais de prolonger la vie de l’espèce dont nous faisons partie. Pour cela, il n’y a qu’un seul moyen : avoir des enfants.
C’est un impératif ? Un devoir moral ?
Mais non, et c’est bien le paradoxe : cette question de la valeur qu’on donne à la vie est en quelque sorte antérieure à la morale, elle est plus radicale, plus fondamentale. Retrouvons l’exemple du bateau. Quand on doit vivre ensemble un certain temps dans un espace confiné, il est tout à fait utile de trouver des règles de coexistence. Voilà, en très gros, ce qui correspondrait à la morale : organiser la vie entre les membres de l’équipage. Mais cela ne nous donne aucune réponse à la question de la légitimité de l’existence de l’équipage. Au nom de quoi faut-il qu’il se perpétue ?
Il faut vraiment trouver une réponse ?
Je crois bien qu’il n’y a pas d’autre issue, depuis que le projet moderne a réussi à mettre l’existence de l’homme entre ses propres mains. Nous pouvons désormais décider de façon autonome. Du coup, si nous n’avons pas de réponse à cette question, alors l’existence de l’espèce humaine perd sa légitimité. D’un point de vue purement économique, on pourrait remarquer, car il vaut mieux en rire, combien le suicide est beaucoup plus avantageux que quoi que ce soit d’autre. Au lieu de suer sang et eau pour se transformer soi-même, au propre avec du bodybuilding, ou au figuré en améliorant un tant soit peu son niveau moral, on peut, grâce au suicide, avec des ingrédients peu coûteux, obtenir très vite une transformation radicale et irréversible ! Plus sérieusement, dans le même ordre d’idées, bien que sur un autre registre, collectif celui-ci, certains écologistes radicaux prêchent pour une extinction volontaire de l’espèce humaine. À leurs yeux, au-dessus de l’humanité existe une Terre sacrée, Gaïa, au nom de laquelle on pourrait demander à une espèce particulièrement prédatrice, la nôtre, de s’éclipser.
Ne pourrait-on pas dire, tout bêtement, que l’on veut prolonger le plaisir que l’on éprouve à exister, qu’on désire le faire connaître à d’autres ?
La question sera alors de savoir si le compte est bon. Peut-on vraiment se livrer à un calcul à solde positif ? Voilà un être que j’ai décidé d’appeler à la vie. Il pourra voir le Grand Canyon, écouter du Bach, lire Proust ou Homère. Mais rien ne peut assurer que ses malheurs ne l’emportent pas. D’autant que tout cela va mal se finir : en toute hypothèse, il faudra qu’il meure, ce qui n’est peut-être pas très agréable. Du strict point de vue du calcul des plaisirs et des maux, il ne me semble pas que l’on puisse être légitimé à imposer de venir au monde à des personnes qui, par définition, n’ont rien demandé.
Alors, pour que l’humanité survive autrement que par hasard, par habitude ou par négligence, que faut-il donc ?
Eh bien, de la métaphysique, nous y voilà ! Pour pouvoir décider de donner la vie, il faut considérer, comme l’a affirmé la grande tradition classique de la métaphysique occidentale, que l’être équivaut au bien. Ce qui est, en tant que c’est, est bien. Sans cette équation fondamentale, il n’y a pas de moyen de porter un jugement sur la vie en tant que telle. Pour donner la vie, il faut non seulement qu’elle soit un bien, mais un bien tellement grand qu’on puisse l’imposer à des gens qui ne l’ont pas demandé, et à qui on ne peut pas demander leur avis. Or nous n’avons pas à proprement parler le devoir de les appeler à l’existence. Bien sûr, une fois qu’ils sont là, nous avons le devoir de leur rendre la vie la plus agréable et la meilleure possible. Mais, pour leur donner vie, il faut une infrastructure métaphysique.
Vous êtes très radical, sur ce point…
C’est le sujet même qui m’oblige à être radical, c’est-à-dire à essayer d’aller jusqu’à la racine. C’est au niveau de la décision dernière sur l’identité de l’être et du bien que se situe la solution si l’on veut juger de la valeur de la vie. Encore une fois, je ne parle pas d’un jugement sur l’agrément de sa vie personnelle, mais un jugement sur cette vie que je puis donner ou refuser, et qui concerne donc quelqu’un d’autre que moi. Pour y répondre, il faut ce que j’appelle un « ancrage céleste », ou une infrastructure métaphysique. Il n’est pas besoin pour cela de s’appuyer sur une théologie déterminée, il suffit qu’il y ait du « divin » quelque part. Peu importe qu’on le cherche dans la nature, en un style stoïcien, ou dans l’enseignement des religions. Mais la science, de ce point de vue là, nous laisse tomber. Si le ciel est vide, qu’est-ce que voudra dire aimer la vie ? Non pas aimer vivre, aimer ma vie, mais véritablement aimer la vie. Je ne vois pas.
Un humanisme non métaphysique vous paraît donc impossible ?
Pour moi, c’est une formule creuse… Un humanisme sans quelque chose comme une transcendance, ça ne me semble pas sérieux.
« Les ancres dans le ciel » de Rémi Brague (Seuil, 140 p., 16 euros).