Prométhée à Fukushima
On aurait repéré ces derniers jours, errant parmi les ruines de la centrale de Fukushima, un très vieux géant fatigué. Certains croient avoir reconnu Prométhée, l’antique Titan. Ce n’est sans doute qu’une rumeur, pour l’instant invérifiable. Mais ceux qui l’affirment insistent : c’est bien celui qui avait, autrefois, dérobé le feu aux dieux pour le donner aux hommes. On le dit métamorphosé, hagard, incapable de s’orienter.
Au commencement, il avait agi – si l’on en croit divers récits grecs comme ceux d’Hésiode, de Protagoras selon Platon, d’Eschyle, entre autres – après avoir constaté combien les êtres humains avaient été oubliés dans la grande distribution des panoplies protectrices. A ces malheureux chétifs, dépourvus d’ailes, de nageoires, de griffes, il fallait donc transmettre le feu – histoire de compenser leur dénuement physique par le pouvoir technique. Physiquement fragiles, les humains allaient pouvoir dominer le monde par l’intelligence, les connaissances et les outils.
Evidemment, cette puissance est à double face. Les Anciens le savent : le feu protège, mais en même temps détruit. Sur sa face claire, il fonde la civilisation : son énergie écarte la nuit sauvage, éclaire les ténèbres, transforme la nourriture, fond les métaux, cuit les briques. Sur sa face sombre, il menace : ses débordements aveugles peuvent calciner tout ce qu’il a permis d’édifier. Le cadeau de Prométhée renvoie en effet les humains à leur responsabilité, à cette unique et interminable interrogation : où est la mesure, où sont les limites ? Pour maîtriser le pouvoir du feu, quelles règles suivre, si elles existent, ou inventer, si elles n’existent pas ?
Le géant s’est retrouvé à Rome. Il a parcouru le monde, traversé les siècles et les continents. A mesure que sa puissance croissait, on l’a enseveli sous l’éloge et le blâme. De l’héritage prométhéen on a tout dit : qu’il défiait l’ordre naturel, rivalisait avec le divin. Qu’il affranchissait pour toujours l’humanité, qu’il l’asservissait à jamais. Qu’il sombrait dans la démesure, faite de folie des grandeurs et d’oubli des limites. Le Titan, pour sa part, tenait bon. Après tout, sa réussite planétaire parlait pour lui. Jusqu’au jour, étrange, où il se rendit compte que tout avait changé.
C’était le 26 avril 1986. Devant le cinéma de la ville de Pripyat, tout à côté de Tchernobyl, sa statue tendait les bras vers le ciel, dérobant éternellement le feu. Après l’explosion du réacteur et la première grande catastrophe nucléaire de l’Histoire, on a retiré l’effigie. Elle est à présent à l’entrée de la centrale. »Ses bras levés vers le ciel rendent désormais hommage à l’armée des liquidateurs »,écrit François Flahault dans « Le crépuscule de Prométhée » (Mille et Une Nuits, 2008).
Ce jour-là, dans le nuage russe, qu’a donc découvert l’antique géant ? Qu’a-t-il constaté, qui le fait à présent rôder au Japon ? Que la technique lui a échappé, qu’elle a pris barre sur la Terre, que plus personne n’est aux commandes ? Allons, on le savait depuis belle lurette… Alors ? Serait-ce ceci : les humains finissent par avoir honte d’être moins parfaits que les machines, parce qu’ils se jugent nés au hasard, composés de bric et de broc ? Le philosophe Günther Anders, en forgeant le concept de « honte prométhéenne », disait déjà cela en… 1956.
Décidément, il y a autre chose. Plus simple, sans doute, mais invisible : le feu nucléaire. Car, s’il chauffe, éclaire, fait tourner les machines, c’est de loin, sans qu’on le voie jamais, confiné dans le coeur des centrales. Et surtout, s’il détruit, c’est sans flamme ni éclat, sans rien qui soit sensible. Un feu abstrait, donc. Mais qui tue vraiment.
Voilà pourquoi Prométhée, hagard et inquiet, erre à Fukushima. Il ne comprend pas, pas du tout, ce qu’il a bien pu dérober
*Philosophe et écrivain. Dernier titre paru : « Maîtres à penser. 20 philosophes qui ont fait le XXe siècle » (Flammarion, 326 p., 19 E).