Une vie qui n’est pas examinée, pensée, ne vaut pas vraiment la peine d’être vécue
Par Mireille Descombes dans l’Hebdo
PSYCHOLOGIE
Entretien Roger-Pol Droit : «Une vie qui n’est pas examinée, pensée, ne vaut pas vraiment la peine d’être vécue»
Longtemps apanage des milieux universitaires et des spécialistes, la philosophie déboule aujourd’hui dans les cafés et s’invite sur la place publique. Ecrivain, chercheur au CNRS, journaliste – il est chroniqueur au Monde, aux Echos et au Point – Roger-Pol Droit fut, en matière de vulgarisation, un véritable précurseur.
Depuis de nombreuses années, il s’efforce d’expliquer les concepts et les enjeux de la philosophie à un plus large public. Pédagogue hors pair, il nous offre aujourd’hui Maîtres à penser. 20 philosophes qui ont fait le XXe siècle. Parallèlement, son précédent ouvrage Une brève histoire de la philosophie sort en poche. Stimulant, et passionnant.
Comment expliquez-vous l’intérêt actuel du grand public pour la philosophie? Une simple mode?
Autrefois, quand je parlais de philosophie, j’avais l’impression de défendre quelque chose qui n’intéressait que peu de monde. Au fil des années, j’ai vu la situation changer. On a d’abord parlé de mode, mais quand ça dure vingt ans, c’est un phénomène de société.
En fait, nos contemporains sont de plus en plus angoissés par l’opacité du monde dans lequel nous vivons et ils cherchent des outils, des instruments de compréhension, des repères qu’une partie des œuvres philosophiques peut leur fournir.
Les textes philosophiques restent néanmoins souvent difficiles d’accès…
Bien sûr, beaucoup d’oeuvres exigent une fréquentation patiente, un long apprentissage. Mais il existe, là aussi, différents niveaux d’approche. Sur ce plan, on pourrait comparer avec le sport. On peut le pratiquer au niveau olympique en y consacrant toutes ses forces et son énergie. Ou bien, de manière beaucoup plus modeste, faire du sport le dimanche, avec ses enfants.
Eh bien, il me semble, avec bien sûr des nuances, que la comparaison avec la philosophie peut se poursuivre dans ce registre. Vous avez des grands champions de la pensée, qui lui consacrent toute leur vie, et ils ne sont que quelques-uns par siècle ou dans le monde à concevoir véritablement des œuvres nouvelles. Et puis, il y a ce que chacun peut faire, dans son existence quotidienne, en s’exerçant à penser.
Et pour vous, quel peut ou doit être aujourd’hui le rôle de la philosophie?
On peut survivre sans philosophie, comme sans musique. Mais comme le disait déjà Socrate, une vie qui n’est pas examinée, pensée, ne vaut pas vraiment la peine d’être vécue. J’ai mis en exergue de mon livre Maîtres à penser une phrase de Hannah Arendt qui, vingt-cinq siècles après Socrate, dit finalement la même chose: «Les hommes qui ne pensent pas sont comme des somnambules.» Pour moi, la philosophie ne consiste pas simplement à découvrir des idées, mais à les mettre à l’épreuve.
Le XXe siècle a produit de grands philosophes et de grandes philosophies, essentielles pour comprendre le monde où nous sommes, les problèmes et les difficultés de notre époque. J’ai voulu, avec ce livre, les rendre accessibles, les mettre en perspective, expliquer leurs deux ou trois apports principaux, et indiquer par où commencer à les lire. C’est une sorte de guide pour débutants de tous les âges.
Vous y intégrez «un certain Willard Van Orman Quine», un inconnu pour beaucoup…
Mais probablement le penseur américain le plus important du XXe siècle! Difficile, logicien, ce philosophe a eu un impact tout à fait essentiel parce qu’il a réfléchi sur les rapports entre la philosophie et les sciences, en particulier les mathématiques et la physique. Il constitue un jalon central à mes yeux.
Ce thème du lien entre science et philosophie est évoqué à plusieurs reprises dans votre ouvrage. Une particularité du XXe siècle?
En schématisant beaucoup, il n’est pas faux de dire que les rapports entre science et philosophie sont l’un des grands fils directeurs de la pensée contemporaine.
Avec, en très gros, deux versants opposés. D’une part des philosophes qui, comme Willard Van Orman Quine justement ou Bertrand Russell, finissent par dire que seule la science se trouve du côté du vrai, et que la philosophie doit devenir en quelque sorte sa suivante, une servante qui se borne à mieux l’expliquer ou à nettoyer ses outils du point de vue conceptuel.
C’est alors le triomphe des vérités scientifiques et l’abandon d’une spécificité ou d’une autonomie de la philosophie. Et puis, sur l’autre versant, des philosophes comme Jean-Paul Sartre, Jacques Derrida mais aussi Martin Heidegger, qui maintiennent non pas une divergence, mais une différence et qui soutiennent, finalement, que la philosophie possède une spécificité et une autonomie irréductibles.
Et vous-même, dans ces philosophes du XXe siècle, quels sont ceux dont vous vous sentez proche?
Camus figure parmi ceux dont je pourrais aujourd’hui me sentir «le plus ami». Sa conception de la liberté notamment m’intéresse et le fait qu’il a parfaitement bien saisi les lignes de fracture de son époque. Car c’est cela, finalement, le plus important, chez un philosophe: comprendre les points où s’opèrent des craquements.
De Camus, vous écrivez qu’il faut avant tout lire L’homme révolté. Un conseil prémonitoire et qui devient d’une brûlante actualité…
Quand je l’ai relu l’été dernier, j’ai déjà été frappé par l’extrême actualité de ce livre qui, effectivement, trouve une pertinence étonnante par rapport aux révolutions arabes en cours. Pour trois raisons au moins. Dans cet ouvrage qui date des années 50, Camus montre que la révolte est d’abord faite d’un «non» à l’inacceptable, quelque chose qui, dans un premier temps, relève simplement du refus.
Or, on a bien vu que les manifestants tunisiens ou égyptiens n’avaient au départ pas de programme politique précis. Pour eux, c’était: «Dégage!» Chez Camus toutefois, ce refus purement négatif au premier regard contient aussi quelque chose de positif: une certaine idée de la dignité, de la justice, de l’humanité ou de la démocratie, même si ces conceptions ne sont pas toujours explicites.
Enfin, et ce peut être particulièrement intéressant pour les temps qui viennent, Camus rappelle l’importance de rester vigilant et, si je puis dire, de se révolter contre la révolution elle-même afin d’éviter qu’elle ne s’emballe, et engendre terreurs et massacres au nom de la pureté révolutionnaire.
La philosophie, comme l’économie ou la culture, est-elle aussi appelée à devenir globale?
Ouvrir la philosophie occidentale à d’autres pensées sera à mes yeux l’un des enjeux essentiels du XXIe siècle. Et je pense en particulier à l’Inde et à la Chine. Pour ma part, mais je ne suis pas le seul, j’ai contribué à attirer l’attention sur ces questions en publiant des travaux sur «l’oubli de l’Inde» et sur la découverte du bouddhisme par les Européens. J’ai aussi dirigé une anthologie en deux volumes intitulée Philosophies d’ailleurs.
Elle essaie de fournir, pour la première fois, un ensemble cohérent de textes proprement philosophiques indiens, chinois, arabes, hébreux et persans. Ils rappellent que la pensée n’est liée ni à un territoire, ni à une langue mais à une attitude qui consiste à exiger des explications, des preuves logiques pour interroger des notions. Les signes de la pensée philosophique, ce sont les concepts et les arguments.
Or, contrairement à ce qu’on nous a trop souvent enseigné, on rencontre cette exigence dans toutes les grandes traditions lettrées, et pas seulement chez les Occidentaux.
«Maîtres à penser, 20 philosophes qui ont fait le XXe siècle». De Roger-Pol Droit. Flammarion, 223 p. «Une brève histoire de la philosophie». De Roger-Pol Droit. Champs – Flammarion, 315 p. Le site de l’auteur: www.rpdroit.com