Le Même et l’Autre (Revue de psychologie de la motivation)
Le Même et l’Autre Revue de psychologie de la Motivation. 1998 – N° 26
Qu’y a-t-il en réalité des rivages les plus reculés d’Espagne jusqu’aux Indiens ?
Très peu de jours les séparent, si le navire est porté par un vent favorable.
Sénèque
Je suis autant Chinois que Français,
et je ne me réjouis nullement
de nos victoires sur les Arabes.
Flaubert
>Un parcours philosophique
Armen TARPINIAN : Dans L’Oubli de l’Inde, paru en 1989, vous indiquez, sur un mode métaphorique et non sans humour, ce que fut votre parcours d’étudiant en philosophie. C’est le hasard des lectures et non l’enseignement universitaire qui vous fit rencontrer les philosophies indiennes. Pourtant celles-ci, découvertes par les Européens il y a seulement deux siècles, avaient été célébrées comme un événement culturel majeur. On parlait alors d’une « Renaissance orientale ». Ce fut l’enthousiasme, l’idéalisation, suivis, peu de décennies après, du dénigrement et de la démonisation. Le paradis puis l’enfer… Vous expliquez dans votre second livre Le Culte du néant (1997) comment cela a pu se produire, au moyen d’une analyse détaillée de la découverte du bouddhisme par les Européens. En fin de compte, tout montre que l’on est parvenu, au niveau universitaire, dans la deuxième moitié de notre siècle, à « une amnésie philosophique » quasi totale, même si l’Inde a continué d’intéresser ou de fasciner certains milieux. C’est un peu comme si après avoir été découverts au 16e siècle, les grands textes fondateurs grecs et latins étaient passés, au siècle suivant, à la trappe. Vous nous éclairerez sur ce fait étrange : comment il se fait que l’Inde, ou plus précisément sa culture et ses philosophies, aient été découvertes par l’Europe après les Amériques… Les Indiens avant les Hindous ?
Compte tenu de vos recherches, je voudrais vous interroger sur les représentations contradictoires que l’Occident a pu se faire et se fait de l’Orient, comme sans doute aussi l’Orient de l’Occident. En réalité, au-delà des réalités géographiques, politiques ou culturelles, ces concepts ne fonctionnent-ils pas, pour une large part, comme des mythes ?
Une autre question, peut-être la première, pourrait concerner, si vous le vouliez bien, votre itinéraire et les motivations qui ont conduit le philosophe occidental que vous êtes à s’intéresser à l’Orient, à l’Inde plus particulièrement au bouddhisme. Que pensez-vous, à cet égard, de l’émergence spectaculaire du bouddhisme en Occident ? Quel sens et quelles vertus lui prêtez-vous. Et quelles limites ?
La question sous-jacente et qui les résumerait toutes pourrait être : que perd notre modernité à oublier l’Inde ? Dans vos propres termes cela se dirait : que perd le Même à oublier l’Autre ?
Roger-Pol DROIT : Voilà beaucoup de questions à la fois ! Et qui sont aussi simples à formuler que complexes à résoudre. Je vais m’efforcer d’y répondre de la manière la plus directe possible.
La problématique du Même et de l’Autre est probablement le fil directeur de la philosophie occidentale. En un sens, la question qui la travaille, qui la hante de façon tantôt criante et tantôt sourde, peut-être est-ce toujours celle de la rencontre avec une altérité, avec des pensées autres, jugées éloignées de la rationalité dont elle fait le fondement de son identité.
Cette rencontre n’est pas seulement un thème abstrait. Elle est intervenue dans mon histoire personnelle. Il est donc vrai que j’ai transposé, dans L’Oubli de l’Inde, des éléments de biographie intellectuelle. J’avais été éduqué à la philosophie à Louis-Le-Grand, puis à l’École Normale Supérieure de Saint Cloud. C’est bien après être devenu agrégé, après avoir été estampillé – si j’ose dire ! – « Bon pour la philosophie » que j’ai rencontré, à presque trente ans, au hasard de mes lectures, des textes bouddhistes. A ma surprise, ils correspondaient à un certain nombre de questions que j’étais en train de me poser, comme par exemple, la question de la discontinuité du sujet. Celle-ci est traitée dans ces textes sous une approche logique dont je voyais relativement peu d’exemples dans l’histoire de la philosophie occidentale, où le sujet apparaît classiquement comme une évidence, une entité fondatrice qu’on ne met pas en question.
A.T. : Pourtant , à l’époque de votre formation, le marxisme, le structuralisme et le béhaviorisme dominaient, parler du sujet était rétrograde. C’est dans cette période qu’Edgar Morin écrit Le paradigme humain, dans lequel il tente avec force de réhabiliter le sujet. Diel, quant à lui, criait dans le désert depuis vingt ou trente ans pour réintroduire l’introspection, c’est-à-dire l’attention du sujet à lui-même, dans les sciences humaines…
R.-P. D. : C’est vrai, mais j’évoquais plutôt les fondements de la philosophie occidentale. Dans le structuralisme, le sujet était présenté en effet comme une sorte d’illusion de surface, quasi contingente ; les réalités fortes étaient fournies par l’ordre du langage, par l’ensemble des chaînes symboliques.
En tout cas, j’ai eu le sentiment en rencontrant un certain nombre de textes des logiciens bouddhistes, notamment de Nâgârjuna, qui a vécu aux alentours du 1er ou du 2ème siècle de notre ère, de découvrir un usage de la rationalité qui évoquait, par moments, celui de nos sceptiques, mais avec une puissance beaucoup plus grande.
A.T. : Qui tenait à quoi ?
R.-P. D : A la démarche même de la pensée, fondée sur des règles de logique, mais tout entière destinée à « défaire » les questions, à « dissoudre » les préoccupations que nous appelons métaphysiques. Prenons un exemple chez Nâgârjuna : si vous soutenez que le temps existe, son travail va consister à vous montrer, par a + b, que vous êtes logiquement conduit à une série de conséquences contradictoires. Vous devrez donc admettre qu’il est impossible de soutenir que le temps existe. Mais si vous soutenez la thèse contraire, le logicien bouddhiste vous démontrera que d’autres contradictions sont au rendez-vous ! Impossible de soutenir l’existence, impossible de soutenir l’inexistence. On retrouve la même démarche qu’il s’agisse de l’espace ou de l’acte.
Nâgârjuna fait donc là un usage contraignant et incisif de la logique, et en particulier du principe de contradiction, comme l’a montré Guy Bugault. Mais cet usage est très singulier, puisqu’il consiste à paralyser en quelque sorte la logique à l’intérieur d’elle-même. Et si vous demandez à ce logicien : « Quelle est votre thèse, vous ? », il répondra : « Aucune ! ». C’est bien une démarche rationnelle, tout à l’opposé de la prétendue irrationalité que l’on a voulu attribuer aux bouddhistes. Toutefois, cette rationalité s’efface elle-même, elle est « autonettoyante » pourrait-on dire. Cette démarche correspond en fait à ce que les bouddhistes appellent « la voie du milieu », c’est une manière de cheminer dans l’espace ouvert par la mise à l’écart constante de chacun des opposés.
A.T. : Il semble qu’on soit très loin de la logique de Hegel où les thèses contradictoires aboutissent à la thèse supérieure ?
R.-P. D. : En effet, car la logique hégélienne est constituée par le « dépassement », l’Aufhebung qui à la fois, comme on sait, supprime et conserve. Dans la logique bouddhiste, au contraire, les thèses contradictoires s’annulent l’une l’autre : l’affirmation d’une thèse ne va jamais sans sa négation. Il s’agit non pas d’une espèce de mélange de chèvre et chou, de oui et de non, mais de la tentative pour tracer un chemin entre affirmation et négation.
A.T. : Vous avez donc rencontré un monde philosophique considérable et officiellement ignoré. Cela a dû contribuer à vous orienter vers la recherche et l’Histoire des idées ? Mais dans quelle mesure votre intérêt pour l’Orient a pu répondre à un besoin personnel plus ou moins lié à l’insatisfaction que vous laissait la philosophie qu’on vous avait enseignée ?
R.-P. D. : Je vais vous répondre comme je peux sur les deux points que vous avez évoqués. Sur le premier, je serai bref, car j’ai déjà beaucoup écrit sur le thème de l’ignorance que l’enseignement universitaire entretient – ou entretenait (les situations commencent à changer) – envers les pensées orientales, indiennes en particulier. Après m’être trouvé face à des textes considérés comme « non philosophiques » bien qu’ils reposent sur des argumentations et des usages rigoureux de la rationalité, j’ai été conduit à me demander comment il se faisait que je n’aie jamais entendu parler de des ouvrages. Jusqu’alors, je partageais le préjugé conforme aux normes de l’Institution, selon lequel la philosophie n’a trouvé d’existence et de validité qu’en Grèce… On m’avait fait croire que les textes de l’Inde pouvaient valoir par leur lyrisme, leur caractère poétique, leur intérêt religieux, mais qu’il ne fallait pas confondre les registres ! Après m’être rendu compte que c’était faux, il a fallu que je me demande à quoi correspondait – culturellement, historiquement – le fait que l’existence de ces textes philosophiques – bouddhistes ou plus généralement indiens – était mise à l’écart par l’enseignement de la philosophie, alors que beaucoup de ces textes sont traduits et disponibles.
En ce qui concerne votre deuxième question, portant sur le caractère éventuellement insatisfaisant de la philosophie occidentale, je suis bien en peine de démêler entre les éléments de type autobiographique et les éléments culturels et historiques. A l’évidence, les questions de l’époque se retrouvent dans ma trajectoire personnelle, en écho ou en coïncidence. Ce qui a marqué ces vingt dernières années, dans la réflexion philosophique, c’est notamment le retour à une préoccupation de type thérapeutique en un sens très large. Une très ancienne conviction — que les Grecs et les écoles philosophiques de l’Antiquité ont partagée — a commencé à redevenir présente : faire de la philosophie ne consiste pas simplement à examiner des questions théoriques comme on peut poser des problèmes de jeu d’échecs ou de mathématiques. A travers des questions qui paraissent parfois « stratosphériques », en tout cas très éloignées de considérations immédiates et vitales, entre généralement en jeu un travail de la pensée visant à surmonter une souffrance ou contrôler autrement des impulsions ou des désirs ou, plus simplement, modifier quelque chose du gouvernement de soi.
A.T. : C’est le problème éthique, qui faisait partie classiquement de notre philosophie et de son enseignement. Il suffirait de citer Spinoza ou Kant, ou Descartes et son Traité des passions. L’assaut donné par Nietzsche et les « philosophies du soupçon » à la morale n’a-t-il pas fait rejeter l’enfant avec l’eau du bain, la recherche « thérapeutique » de sagesse avec la morale ? Ou si l’on veut la morale avec le moralisme ?
R.-P. D : Pour partie, sans doute. Toujours est-il que, globalement, les philosophies de l’Antiquité cherchaient davantage à modifier les manières de vivre que la philosophie cartésienne et postcartésienne. Pierre Hadot a bien montré, notamment dans Exercices spirituels et philosophie antique, et dans Qu’est-ce que la philosophie antique ? combien les philosophes de l’Antiquité, avaient le modèle du « sage » pour horizon, même s’ils considéraient cette figure du sage comme un modèle irréalisable. Cette dimension thérapeutique et pratique de la philosophie – qui s’estompait, paradoxalement, depuis la Renaissance – commence donc à réapparaître. L’effort de Wittgenstein pour « défaire les crampes mentales », formule assez jolie pour définir la philosophie, me semble aller dans ce sens.
J’étais en terminale au milieu des années 60, et j’ai commencé à découvrir la philosophie dans Althusser, Foucault, Lacan,. Pour la plupart des gens de ma génération, des questions comme celle du bonheur, du bien, etc., n’étaient pas des questions philosophiques ! La métaphysique était une vieille lune et méritait tout juste de faire l’objet d’études historiques. Après avoir étudié puis enseigné la philosophie et fait du journalisme, j’ai choisi de partir de Paris, de prendre quelque distance avec ce que l’on m’avait appris, me demandant si j’avais pour ma part quelque chose à penser et à dire. J’ai commencé à me poser un certain nombre de questions qui correspondaient à leur manière à ce mouvement de redécouverte de certains thèmes éthiques et pratiques de la philosophie. C’est au cours de cette trajectoire que j’ai découvert des doctrines indiennes. Cela a orienté mon travail de philosophe vers l’histoire des représentations de l’Inde et des doctrines indiennes chez les Européens, avec le désir de comprendre comment on avait pu passer de la fascination à la détestation, puis à l’oubli.
La ligne de partage
A.T. : Vous parlez de l’Inde, mais l’Orient c’est aussi la Perse, la Chine, le Japon, etc. Quand on dit l’Orient, il y a une ligne de partage forcément historique, culturelle, géographique dans l’espace et dans le temps. Comment faire le partage entre ce qu’est l’Orient dans sa diversité, et ce que nous appelons l’Orient, qui peut-être relève autant de l’imaginaire que de la géographie ou de l’histoire ?
R.-P. D : Je vais tenter de répondre en distinguant les deux niveaux, celui de la fiction et celui de la pluralité réelle. En ce qui concerne la fiction, Nietzsche a une jolie formule ; l’Orient et l’Occident, dit-il, sont « des cercles de craie que l’on dessine sous nos yeux pour berner notre pusillanimité ».
Cette ligne de partage, c’est surtout l’Occident qui la trace : les images que nous avons de l’Orient, et par contrecoup de l’Occident, sont des fictions occidentales. Cette délimitation est tout à fait fantasmagorique : qu’y a-t-il effectivement de commun entre l’Égypte et la Chine, l’Afrique du Nord et les archipels japonais ? Le seul point commun, c’est finalement la question du Même et de l’Autre, de ce partage d’avec l’Ailleurs à partir de quoi on va se constituer, se poser imaginairement. La phrase de Victor Cousin : « Messieurs, il y a plus d’un pays dans l’Orient ! » est prudhommesque, mais elle a au moins le mérite de souligner le fait que l’Orient n’est pas une catégorie réelle.
Si on entre dans un peu plus de détail, il faut, en ce qui concerne le rapport à la philosophie, distinguer les domaines linguistiques et culturels. Le domaine arabe a parfaitement connu les Grecs mais sa langue n’est pas indo-européenne ; il existe une filiation culturelle, mais avec un univers linguistique tout à fait indépendant. Le domaine sanskrit — indien — possède une connaissance des corpus philosophiques grecs pratiquement nulle, mais est écrit dans une langue proche cousine du grec. Les déploiements de la langue, en grec et en sanskrit, sont tout à fait semblables, et une grande partie des manières de penser, de raisonner, très proches. L’Orient chinois ou japonais est culturellement et linguistiquement sans relation avec l’Occident. Il y a enfin le domaine iranien avec sa langue tout à fait proche du domaine indo-européen et dont les contacts avec les Grecs furent nombreux.. Schématiquement, on peut donc proposer comme outil de classification, pour saisir les proximités et les distances, le croisements du critère culturel historique et du critère linguistique.
D’autre part, dans la représentation européenne des autres philosophies, il convient de tenir compte d’éléments liés à l’ignorance de la langue. Deux éléments s’entrecroisent : la compétence linguistique et le rapport de cette compétence avec les structures politiques et les institutions. Dans le cas de la Chine, par exemple, les Européens ont connu assez tôt la langue : les missionnaires jésuites ont entretenu des relations avec les Chinois qui leur ont permis de l’apprendre. Ce n’était pas le cas pour l’Inde. Même lorsque les Européens cherchaient à se procurer le texte des Veda, les Brahmanes refusaient de leur donner les moyens d’y accéder. Il existe un interdit brahmanique qui s’opposait à l’apprentissage du sanskrit à toute personne étrangère. Le sanskrit est une langue à la fois religieuse et philosophique. C’est plus que l’équivalent du latin dans l’Europe médiévale : imaginez un latin qui serait à la fois savant et liturgique et qui se refuserait à être transmis. En 1760, des voyageurs européens aussi érudits que Sonnerat affirment encore que le sanskrit est une langue inaccessible, mythique, perdue. Vingt ans après les premiers dictionnaires sanskrit – anglais paraissent !
A.T. : La position chrétienne était à l’opposé de celle des brahmanes et se montrait prête à transmettre le latin religieux pourvu que ce fût pour convertir et ramener l’Autre à notre Même, fût-ce à travers des croisades…
R.-P. D : En tout cas, c’est une singularité occidentale de se donner pour projet explicite et constant l’étude des autres cultures et des autres peuples. On accuse les Grecs, non sans quelque raison, de tous les ethnocentrismes imaginables. Il est d’usage de souligner qu’ils se sont crus les seuls civilisés. Ils ont tenu les autres langues pour barbares, c’est-à-dire capables seulement de bredouiller, de faire bre-bre. Mais Hérodote, premier historien et géographe, se donne comme projet de dresser le relevé des moeurs et des coutumes des peuples existant. Je ne vois pas d’équivalent, dans aucune autre culture, de ce souci ethnographique qui conduisit à faire un relevé topologique de l’ensemble du globe. Il s’agit là d’une singularité occidentale.
On pourrait souligner en regard la xénophobie, ou l’ethnocentrisme, dont faire preuve la culture indienne. « Sanskrit » signifie « parfait ». De même que les Grecs pensaient avoir une langue parfaite, de même que les Juifs ou les Arabes s’imaginent parler la langue de Dieu, de la même façon les Indiens dénomment parfaite leur propre langue. Toute autre langue, au regard de celle-là, leur paraît inférieure, seconde, voire dégénérée.
A.T. : Cette propension à s’enfermer dans l’identité du Même n’est-elle pas une manifestation inconsciente de la tendance de chaque sujet à croire que sa pensée vaut et dépasse celle de tous les autres, même si l’inverse existe tout également, ce que dirait à juste titre votre logicien bouddhiste ?
R.-P. D : Cette auto-centration explique que, dans la plupart des langues des sociétés traditionnelles, la manière de désigner les hommes en général corresponde au nom des gens de cet endroit. On appelle « homme » ce qu’on est soi-même. L’individu et le groupe se prennent pour le centre du monde. Le fait est, banalement, qu’on n’a pas d’expérience intime, immédiate et directe de la pensée de l’autre. Soi seul, individuellement ou collectivement, est d’abord expérimenté ou éprouvé, comme évidence première. Il y a là un piège : ce qui est différent, extérieur, inaccessible peut susciter autant la fascination que le rejet. On s’imagine parfois que par une espèce de nécessité inéluctable, l’autre doit faire peur. Cette idée que l’inconnu doive nous terrifier ne me paraît pas si évidente. On peut également penser que ce qui est inconnu intéresse, éveille, excite.
A.T. : Vous me renvoyez à une lecture de Bergson où il dit que finalement au fond de lui-même, chaque homme pense non qu’il est le meilleur, comme La Rochefoucaud ou d’autres le diraient, mais que le meilleur c’est l’autre ! Je m’attendais à lire tout le contraire. Si on a tellement besoin de se croire meilleur, c’est que, bien entendu, on en doute !
R.-P. D : Sans doute un psychologue dirait-il que cette idée – l’autre est le meilleur – est une idée d’enfant qui vient de la dépendance admirative de l’enfant envers l’Autre parental, puissant et performant.
A.T. : Avec aussi cette conséquence inconsciente : « Je dois être le meilleur pour être aimé du meilleur (mon père ma mère), aussi je ne puis jamais être ce qu’il faudrait que je sois ». Découvrant douloureusement que les parents ne sont pas non plus ce qu’on croyait, on s’expose finalement à la double déception de soi et d’autrui. C’est ce que Diel appelle l’ambivalence fondamentale qui nous fait balancer de l’idéalisation à la dépréciation de soi-même et d’autrui. Ne retrouve-t-on dans notre rapport à l’Autre oriental des relations inconscientes analogues, avec des balancements entre l’idéalisation et la dépréciation ?
Du paradis à l’enfer R.-P. D. : On voit en effet l’image de l’Inde passer du paradis à l’enfer entre 1810 et 1860. Elle s’est constituée en image de paradis au moment où les Européens commencent à découvrir le sanskrit, d’une manière presque soudaine, à une date bien définie : 1784. C’est l’année de la fondation de la Société Royale Asiatique du Bengale, à Calcutta, par le poète et philologue anglais William Jones. Cette société se donne pour objectif l’étude scientifique de la langue, des moeurs, des mythes et des textes de l’Inde. La Bhagavad-Gîtâ est traduite dès 1785 à Londres par Wilkins, première traduction suivie en 1788 d’une série de publications tout à fait importantes, les Asiatic Researches. Dans un souci d’information scientifique, les auteurs multiplient les mémoires. Ce qui aboutit à un curieux mélange : la recette de l’eau de rose, par exemple – avec les poids respectifs des ingrédients, les recettes de filtrats, etc.- , voisine les premiers résumés des systèmes de philosophie brahmaniques. Traduits en allemand, puis en français, ces travaux sont lus dans les premières années du 19ème siècle par Schelling, Novalis, Hegel. En Allemagne puis en France l’enthousiasme de cette première génération passera de l’indophilie à l’indomanie. Cette passion se fonde pourtant sur peu de textes, guère plus de sept ou huit livres.
A.T. : On n’aurait eu que la Bhagavad-Gîtâ qu’il y aurait eu de quoi s’enthousiasmer, non ?
R.-P. D. : Certes, mais on a aussi le Sacountala, le drame lyrique de Kalidasa qui passionne Goethe et le porte à écrire à Schiller pour lui dire son enthousisame, ou encore l’Hitopadesa, un recueil de fables, mais il n’y a pas encore de textes à proprement parler philosophiques. Il se forme à partir de ces quelques oeuvres une sorte de rêverie européenne autour de l’Inde, vue comme la mère originaire de toutes les langues, de toutes les religions, de tous les mythes, de toutes les littératures. Dans un texte intitulé Le plus vieux programme de l’idéalisme allemand (on ne sait pas très bien si c’est Schelling, Hölderlin ou le jeune Hegel qui l’a écrit) on trouve cette phrase : « Il nous faut une nouvelle mythologie ». L’Inde constitue l’une des sources où puiser des matériaux.
A.T. : Cela se passe sur fond de déception, de frustration tant religieuse que politique. Les Lumières et l’Aufklärung n’ont pas suffi et la Révolution française a échoué.
R.-P. D : Pour la génération qui a eu vingt ans en 1789, l’Europe, après l’ivresse de la liberté a vu naître la Terreur, puis a vu déferler les armées de Napoléon. Dans cette effervescence historique, la découverte d’une culture considérée comme transhistorique, avec une langue sacrée très structurée, frappe l’imagination des poètes ou des philosophes, souvent philologues. Il faut souligner combien le sanskrit est une langue régulière, précise, soutenue par une grammaire extraordinairement ordonnée, dont les catégories ont été déterminantes pour l’élaboration du cadre de pensée de l’Inde. Chez les Grecs, la constitution d’une grammaire fut très tardive et on a pu montrer que la spéculation philosophique a constitué un obstacle à sa constitution. Chez les Latins, ce fut comparativement plus précoce. Mais, dans le domaine sanskrit, ce fut l’oeuvre première : la grammaire de Panini est une oeuvre considérable et les analyses grammaticales y sont rigoureusement développés.
L’existence de cette Inde-paradis repose donc, pour les romantiques allemands et français, sur sa langue, sa littérature gigantesque et sa mythologie profuse. Leur ancienneté est d’ailleurs généreusement surestimée. Dans ce moment de l’histoire occidentale, on peut entrevoir un certain nombre des enjeux et des réflexions sur l’identité culturelle — sur le Même et l’Autre — si on tient compte du trio formé par la Grèce, la Judée et l’Inde. La question est toujours : qui a commencé ? Qui fut, culturellement et spirituellement, premier – au double sens de la chronologie et de l’excellence ?
Friedrich Schlegel publie, en 1808, à Heidelberg un livre intitulé : Sur la langue et la sagesse des Indiens. Il écrivait déjà dans la revue Athenaum : « C’est en Orient que nous devons chercher le romantisme suprême ». Il est le premier Allemand à étudier le sanskrit, qu’il l’apprend à Paris, pendant le blocus de Napoléon, en 1803. Dans cet ouvrage de 1808, il publie une anthologie de textes sanskrits, qu’il accompagne d’une théorie sur l’Inde présentée comme le lieu d’une révélation originaire, d’une langue mère de toutes les langues et d’abord de l’allemand évidemment ! Il fait de l’Inde et des Indiens les ancêtres des Germains, il imagine que des colonies sont venues de l’Inde et se sont fixées au bord des fleuves et sur le Rhin …
A.T. : Une Super Bible et un Super Eden en quelque sorte ?
R.-P. D. : Il y a en tout cas quelque chose d’une Inde rêvée comme figure de la perfection originelle. Le rapport à l’Éden se joue à la fois dans l’archaïsme de la langue, dans le rapport au temps : on lui prête une ancienneté immémoriale, une sorte d’insensibilité aux variations de l’Histoire ! Williams Jones note que se promener en Inde c’est se trouver parmi les stoïciens dans l’ancienne Grèce ! Être en Inde ce n’est pas être ailleurs, c’est être avant. C’est un pays où le lieu géographique est en même temps un hors-temps. On est dans une espèce d’intemporel : le mythe est vécu comme réalité.
Pourtant, cette Inde-paradis va progressivement se transformer en une Inde infernale. On verra, au fil du siècle, les différents signes attribués à cette image de l’Inde s’inverser avec un point de basculement que j’ai particulièrement étudié dans Le Culte du néant. J’avais en effet le sentiment que la découverte du bouddhisme avait joué un rôle-clé dans cette modification des perspectives. Durant le moment d’enthousiasme suscité par la découverte de l’Inde, le bouddhisme demeurait inconnu. Sa découverte fut tardive, et beaucoup plus compliquée que celle des textes brahmaniques. Les Anglais, sur place depuis 1750-1760, en déchiffrant le sanskrit, parviennent à avoir accès aux sources du brahmanisme. Il n’en alla pas de même pour les documents bouddhistes. Car vers le 10-11ème siècle de notre ère le bouddhisme a disparu de l’Inde où il est né au 5ème siècle avant Jésus Christ,. La concurrence entre brahmanes et bouddhistes et l’arrivée de l’Islam y furent certainement pour beaucoup dans cette disparition qui demeurent encore en partie énigmatique.
En tout cas, les Européens ne voient du bouddhisme, en Inde, que les temples, semblables à des antiquités désertées. L’arbre du bouddhisme ne vivait plus que par ses branches multiples : en Chine, au Japon, en Thaïlande, en Birmanie, à Ceylan, mais aussi au Tibet, en Mongolie. Pour en apercevoir l’étendue et l’unité, les Européens ont dû reconstituer le puzzle des différentes expressions de la pensée bouddhiste. Il a fallu pour cela qu’un travail comparatiste considérable se mette en route. Il fallut déchiffrer des langues. Le pâli, langue dans laquelle est écrite le canon du bouddhisme à Ceylan, n’a pu être déchiffrée qu’en 1826 ; le tibétain, peu après. La date-clé c’est 1844 : Paris, Eugène Burnouf, Introduction à l’histoire du bouddhisme indien, Collège de France. Ce texte fondateur a pour lecteurs Wagner (qui veut faire un opéra sur la vie du Bouddha !), Schopenhauer, Schelling (qui écrit à Victor Cousin que des esprits comme Burnouf manifestent le génie de la France), Nietzsche évidemment, Renan, Taine…
Burnouf était un génie des langues, il traduisit le Zend Avesta textes sacrés de l’Iran ancien, déchiffra le pâli, traduisit du sanskrit les manuscrits bouddhistes qu’on lui envoie du Népal. Il tenait à la fois le fil du bouddhisme du Sud et le fil de celui du Nord ; il compare les informations données par les premiers tibétologues et par les spécialistes de la Mongolie ; il rassemble ces différentes informations pour fonder la première démarche scientifique consacrée au bouddhisme. En quoi cela a-t-il pu contribuer à un changement de l’image de l’Inde, du paradis à l’enfer ?
Avec le bouddhisme, les Européens ne se trouvent plus en face de cette grande efflorescence de mythes et de pratiques de l’Inde, mais en face d’une conception plus austère et dépouillée de la délivrance, d’un caractère presque protestant ! Ils entrevoient surtout une figure, le Bouddha, qui apparaît comme un grand homme fondateur d’une spiritualité pouvant entrer en comparaison avec le christianisme et avec sa figure centrale, le Christ. Ce n’était pas le cas avec le brahmanisme, où les récits relatifs aux dieux et héros se perdent dans la nuit des temps. On rencontre cette fois un fondateur singulier dont la personnalité fait impression. En outre, l’Europe projette sur l’Autre bouddhiste ses propres questions et ses propres frayeurs. Elle croit rencontrer dans la doctrine bouddhiste une philosophie du néant, qui apparaît au chrétien comme l’oeuvre du Diable, du Négateur !
Nous nous trouvons là face à un épisode tout à fait intéressant de l’histoire des idées. Les premiers orientalistes découvrant le bouddhisme précisent très clairement que le nirvâna ne constitue pas un anéantissement. Henry Thomas Colebrooke par exemple, l’un des savants britanniques de l’école de Calcutta, publie vers la fin des années 1820, un mémoire sur le bouddhisme dans lequel il écrit : « Le nirvana n’est en aucune manière un anéantissement ». Plusieurs affirmations identiques figurent chez d’autres auteurs du temps. Cela n’empêche pas les philosophes, Hegel en tête, de définir le nirvâna comme « Vernichtung », c’est-à-dire anéantissement, la destruction. Burnouf va contribuer au développement de cette idée d’un Nirvana-anéantissement. Il propose cette interprétation avec beaucoup de prudence, en scientifique habitué aux hypothèses provisoires. Ses lecteurs n’auront pas sa modération. On voit se constituer l’image d’un Culte du néant,, selon l’expression de Victor Cousin, c’est-à-dire l’invention d’un bouddhisme de cauchemar. Ce n’est pas simplement un athéisme, mais quelque chose de pire : une religion négative ! Tout en ayant des rites, des croyances et des règles, elle n’aurait pour but ultime que l’anéantissement. Ernest Renan, parle à propos des bouddhistes, d’une « Eglise du nihilisme », Edgard Quinet voit dans le Bouddha un « Grand Christ du vide ».
Ce thème est systématiquement repris et développé, y compris chez des auteurs qui ne se lisent par forcément les uns les autres. Évidemment, Schopenhauer, nihiliste, n’a pas peu contribué à cette interprétation. Quand il découvre le bouddhisme, dans les années 1850, son œuvre est achevée pour l’essentiel depuis longtemps. Sans doute, par goût personnel, mais aussi par provocation contre le christianisme, il s’annexe en quelque sorte le bouddhisme, en l’intronisant comme l’ancêtre de sa philosophie. Il dit explicitement que le bouddhisme exprime, sur le mode du mythe, ce que lui Schopenhauer dit, en vérité, sur le mode de la philosophie !
A.T. : Y a-t-il vraiment une adéquation aussi cohérente entre sa philosophie et le bouddhisme ?
R.-P. D : Cette « concordance », à laquelle croit Schopenhauer, ne peut exister qu’au prix de contresens et de malentendus. Schopenhauer est fortement nihiliste : il affirme qu’il serait préférable que la terre soit aussi glacée que la lune, il soutient qu’une vie heureuse est une contradiction dans les termes…
A.T. : La seule issue, dans cette perspective, ne serait-elle pas de mettre fin à sa vie ?
R.-P. D : S’il ne le fait pas, c’est à cause de l’indéfectible attachement du corps à l’existence. La raison fait comprendre qu’il vaudrait mieux ne pas exister, mais l’obstination à vivre persiste, aveugle à la raison. Il y a donc une mauvaise manière de critiquer Schopenhauer, qui consiste à lui dire : « Vous faites l’apologie de l’ascétisme, et malgré cela vous reprenez de la sauce à l’hôtel d’Angleterre ! ». C’est un faux procès. Comme philosophe, il soutient que le saint détaché de l’existence est la réalisation humaine la plus haute. Lui, cependant, n’a jamais prétendu être saint.
La différence fondamentale avec le Bouddha, pour le dire simplement, c’est que le Bouddha se donne comme objectif de délivrer les êtres humains de la souffrance, de « guérir la vie ». Bouddha se compare à un chirurgien, cela implique que les patients ne meurent pas ! Chez Schopenhauer, l’idée n’est pas de guérir la vie mais de guérir de la vie. Schopenhauer est en fait le premier responsable d’une équivalence fâcheuse, qui se met en place dans la seconde moitié du 19ème siècle : bouddhisme = pessimisme = nihilisme. Nietzsche en est largement tributaire : le plus souvent, lorsqu’il attaque le bouddhisme, c’est Schopenhauer et son nihilisme qu’il vise.
A.T. : Ce n’est pas seulement le bouddhisme mais toute la représentation de l’Inde qui va en pâtir ?
R.-P. D : Oui. Cette Inde-paradis – cet Autre originaire, maternel, archaïque et bienfaisant – va être en effet négligée, délaissée, lorsque d’une manière tout aussi fantasmagorique, on va croire découvrir dans la source indienne du bouddhisme une volonté de néant, de mort et de destruction qui serait fondée sur un athéisme. Or le bouddhisme ne constitue aucunement une négation de Dieu, car l’idée même de l’existence d’un Dieu n’entre pas dans sa conception. L’athéisme n’a de sens que si on l’oppose à une croyance en un dieu créateur et juge. Ce qu’a fait l’Europe avec cette idée d’un culte du néant, c’est transformer une absence en négation, un silence en refus.
A.T. : N’y a-t-il pas toutefois quelque chose qui cousine avec l’idée d’un dieu (ou d’un lieu) et qui serait ce que les bouddhistes appellent la « réalité ultime ». Si le nirvâna n’est pas le néant, il est quoi ? La question ne peut pas ne pas se poser.
Le silence de Bouddha R.-P. D : Peut-être faut-il d’abord la considérer sous l’angle du temps. Dans un texte peu connu, Georges Dumézil a montré la différence de perception de la durée existant entre l’Inde et l’Occident. On peut l’illustrer par cette histoire indienne : un ascète est en train de méditer lorsqu’un dieu lui apparaît et lui dit : « Sais-tu dans combien de vies tu vas être délivré ? – Je ne sais pas » dit l’ascète. Le dieu dit : « Regarde, tu vas être délivré dans autant de vies qu’il y a de feuilles sur cet arbre ». L’arbre est immense, l’ascète le regarde et… danse de joie ! Il danse de joie parce qu’il constate, avec soulagement, qu’il s’agit d’un nombre fini d’existences !
Il y a ici une extraordinaire différence entre la conception chrétienne, où il s’agit de jouer son éternité sur une seule et brève existence terrestre, et la perspective indienne, où la délivrance ultime se joue sur des milliers de vie. D’autre part, ce que cherchent les chrétiens dans l’au-delà, c’est une vie qui n’aurait jamais de fin, la vie éternelle, alors que ce que cherche, dans la délivrance, l’ensemble de la pensée de culture indienne, n’est pas une vie sans fin, mais la fin de la vie telle qu’elle est connue. Est-ce néant, n’est-ce pas néant ? Chez les bouddhistes cette question ne fait l’objet d’aucune réponse. Intentionnellement, cela va sans dire. Il s’agit en un sens du versant inaccessible de l’Autre : si vous le concevez comme tout autre que ce monde, vous ne pouvez rien en dire.
A.T. : Le silence de Bouddha sur lequel vous avez écrit, je crois, n’indique-t-il pas la dimension mystique du Bouddhisme : accroître le silence en soi par le détachement des désirs qui créent le bruit et la souffrance intérieure pour s’ouvrir à l’indicible communion avec le réel ?
R.-P. D. : Il faut écarter le contresens pessimiste qui consiste à penser que la vie, du point de vue bouddhiste, n’est que souffrance et douleur. Ce serait une version pessimiste – schopenhauerienne – et inexacte du bouddhisme. Ce qui, du point de vue bouddhiste est appelé duhkha, et qui signifie plutôt le mal-être, est fait de deux racines : kha, qui désigne en sanskrit le moyeu d’une roue, et duk, que vous avez aussi en grec (dus) et qu’on retrouve dans dysfonctionnement, dysharmonie, etc. C’est l’idée que quelque chose « ne tourne pas rond », qu’il existe une sorte de dysharmonie de l’existence. Cette vie n’est pas que malheur, ce qui serait empiriquement faux. Mais qu’elle se révèle finalement dysfonctionnante, parce que l’existence est éphémère et les satisfactions impermanentes. Êtres composés et donc périssables, nous sommes portés par nos désirs vers des choses composées, donc périssables, et condamnés à vivre dans des situations imparfaites, impermanentes, et donc « douloureuses ». Là où je me sépare de cette approche bouddhiste, c’est en soutenant qu’il peut exister une sorte perfection absolue et illimitée au sein même de l’instant, qui dès lors échappe au temps. Epicure, par exemple, voyait bien ce point, certains mystiques l’expriment aussi. Cela n’entre pas, me semble-t-il, dans la conception des bouddhistes.
A.T. : Pourquoi aujourd’hui les gens vont-ils vers le bouddhisme ? Ce n’est évidemment pas pour s’adonner au culte du néant, mais pour trouver quelque chose qui les apaise et peut-être les console ? L’ennui avec Bouddha ce sont les bouddhistes qui en ont fait un dieu ! Cela vaut d’ailleurs pour théorie, aussi valable soit-elle : les ismes et les istes dressent leurs clôtures, et les changent en croyances…
R.-P. D. : Un part de l’attirance exercée aujourd’hui par le bouddhisme réside dans sa dimension explicitement thérapeutique. Le Bouddha lui-même dit qu’il n’y a qu’une chose qui compte c’est la cessation de la souffrance : de la même manière que l’océan n’a qu’un goût, celui du sel, de la même manière, dit-il, la doctrine n’a qu’un but, la cessation de la souffrance. Mais ce qui attire aussi sans doute c’est le fait que cette thérapeutique ne se présente pas comme une religion révélée, une parole divine, une loi éternelle. Son côté pragmatique l’oppose en apparence à toute dogmatique.
A.T. : Les gens y vont pour chercher l’apaisement par la maîtrise ou plutôt par la dissolution des désirs, c’est le côté psychothérapique. Mais peut-être aussi pour y chercher la consolation par rapport à l’angoisse de la mort, c’est la croyance en la réincarnation.
R.-P. D. : Je crois aussi qu’il existe aujourd’hui une demande de spiritualité diffuse. Je ne suis pas convaincu que les millions de personnes qui étaient aux Journées Mondiales de la Jeunesse, il y a un an, étaient toutes des catholiques pratiquants. Il y a une sorte de demande floue de vie spirituelle qui se trouve aimantée une fois par la figure du Pape, une autre fois par celle du Dalaï Lama.
Ajoutons l’aspect exotique, dans le bon ou le mauvais sens, du bouddhisme. Nous avons en effet le sentiment, à tort ou à raison — cela fait partie de notre représentation aujourd’hui —, que pour le vieil Occident fatigué, stressé, assailli de techniques, de rendement, de rationalité, de chômage, de crise économique, le secours spirituel peut venir d’Asie, en particulier des hauts plateaux tibétains. Nous en attendons un savoir-vivre ou plutôt un « savoir-être » ayant fait ses preuves pendant des millénaires. Il y a là un mélange de représentations qui associent à un désir de spiritualité des composantes d’attirance pour la magie – la lévitation, la télépathie, le côté « Tintin au Tibet » !
Une dimension qu’il ne faut pas oublier, et que l’on ne souligne pas assez, c’est la personnalité du Dalaï Lama, qui sait jouer de la communication d’une manière très efficace. L’image du pouvoir des Dalaï Lama dans les années 1950, était celle d’une autocratie féodale, archaïque, de propriétaires terriens réactionnaires. Aujourd’hui, c’est l’image d’un démocrate en exil, faisant survivre la culture de son peuple, s’ouvrant à notre culture, en butte aux persécution de la dernière puissance marxiste totalitaire de la planète. Cette dimension, pour une part extérieure au côté spirituel, n’est pas pour rien dans l’attirance que l’Occident éprouve. L’exilé politique, résistant, pacifiste est évidemment plus attirant.
A.T. : Nous sommes heureusement là dans l’éthique et non dans le magique. Il y avait quelque chose de cet ordre dans l’intérêt et l’attrait que suscitait Gandhi. Très positivement, n’y a-t-il pas là aussi un rappel à l’essentiel, c’est-à-dire à ce que dans sa fièvre de changement extérieur, l’Occident oublie : le changement intérieur, ce qui dépend de chaque individu pour trouver la satisfaction ? Diel disait : « Satisfaire à la vie pour en être satisfait… ». Le bouddhisme avec ses trésors séculaires d’expérience introspective, mais libéré de ses scories ou superstitions, n’a-t-il pas à nous proposer une vraie sagesse, c’est-à-dire un rapport mieux finalisé à nos désirs ? Après Serge-Christophe Kolm qui avait publié il y a dix ans un beau livre, Le Bonheur-Liberté, dans lequel il avançait que les Bouddhistes initiés tenaient la réincarnation pour un symbole, des penseurs comme Edgar Morin ou André Comte-Sponville, se déclarent « néo-bouddhistes ». Et vous ?
R.-P. D : Il ne faut jamais être néo-quoi que ce soit ! Prendre en considération la diversité des pensées bouddhistes, se demander en quoi elles perturbent nos évidences philosophiques, s’intéresser à leur manière déconcertante de se défaire de nos certitudes métaphysiques, voilà une série de tâches qui me paraissent importantes. Elles impliquent sans doute certaines formes de connivence ou de complicité avec les tournures d’esprit bouddhiste, mais en aucune manière une allégeance ni même une adhésion partielle à un corps de doctrine. Pas de néo, donc !
A.T. : Pensez-vous que l’Occident puisse, de son côté, apporter à l’Orient quelque chose de spécifique ?
R.-P. D. : Il ne me semble pas que ce soit en ces termes que la question se révèle, de mon point de vue, la plus féconde. Ce qui m’intéresse est plutôt de comprendre de quelle manière se sont constituées et ont évolué ces catégories historiques que nous dénommons « Orient » et « Occident ». De quelle façon ont-elles bougé, se sont-elles estompées ou reconstituées au cours de l’histoire ? Et surtout, comment ces représentations se sont-elles façonnées l’une l’autre dans un système de délimitation réciproque ? Le processus historique de la découverte savante de l’Orient, et plus particulièrement du domaine sanskrit, a par exemple entraîné une réélaboration des traits pertinents à partir desquels se sont caractérisés « l’Europe », « l’esprit » européen l’ « identité » européenne, etc. On ne peut donc même pas comparer des entités déjà définies dans leur intégralité – « l’Orient » et « l’Occident », « l’Europe » et « l’Inde » – dont il suffirait de suivre les variations significatives. Il s’agit plutôt de savoir par quel processus dynamique ces représentations se sont façonnées réciproquement. Il s’agit également de chercher si l’étude de cette histoire peut permettre une approche différente des attributs qui sont considérés, aujourd’hui encore, comme essentiels à « l’esprit oriental », ou à « l’idée européenne ».
Pour comprendre, dans une perspective de très longue durée, le cadre dans lequel s’inscrivent, ces délimitations, sans doute faut-il tourner le regard vers une série de questions liées aux statuts historiques et symboliques de l’autre, de l’ailleurs, de l’identité de la pensée, ainsi qu’au tracé des frontières entre ce qui est philosophique et ce qui ne l’est pas. Ainsi faudrait-il étudier dans quelle mesure le mythe d’une philosophie rien que grecque et celui qui l’accompagne – une rationalité rien qu’européenne – sont des mythes récents. Comprendre leur constitution, éclairer leur histoire au moyen de l’étude des représentations de l’Orient et de leurs répercussions sur la définition de l’identité de la philosophie nous aiderait sans doute à mieux saisir ce que peut exactement signifier, en dehors des seuls cadres géographique ou économique, la relation du Même et de l’Autre.
Orientation bibliographique générale(par ordre chronologique)
– Raymond Schwab, La Renaissance orientale, Paris, Payot, 1950.
– René Gérard, L’Orient et la pensée romantique allemande, Nancy, Thomas, 1963.
– A. Leslie Willson, A Mythical image : the Ideal of India in German Romanticism, Chicago and London, The University of Chicago Press, 1964.
– G.R. Welbon, The Buddhist Nirvâna and Its Western Interpreters (Chicago and London, The University of Chicago Press, 1968).
– Wilhelm Halbfass, India and Europe. An essay in understanding, Albany, Suny Press, 1988 (édition revue et augmentée de Indien und Europa. Perspektiven ihrer geistigen Begegnung, Stuttgart, Schwabe, 1981).
Roger-Pol Droit (C.N.R.S., U.P.R.76) étudie les représentations de l’Orient, en particulier de l’Inde, dans l’imaginaire philosophique européen.
Il a notamment publié L’Oubli de l’Inde. Une amnésie philosophique (Presses Universitaires de France,1989. Nouvelle édition revue et corrigée, Le Livre de Poche, « Biblio-Essais », 1992) et Le Culte du Néant. Les philosophes et le Bouddha. (Seuil, 1997).
Chroniqueur au journal Le Monde, il a également publié La Compagnie des philosophes aux éditions Odile Jacob en 1998.