Le réveil d’Ernest Renan
Les raisons d’un oubli
Il y a foule, dès le matin, devant le 15, boulevard des Italiens, à Paris, le 24 juin 1863. Des journalistes, des femmes du monde, des hommes politiques, des cocottes, toutes les figures clés du second Empire se pressent devant cet immeuble d’un éditeur des Grands Boulevards. On dit même que quelques ecclésiastiques, déguisés en civils, se mêlent à cette cohue. Motif de l’attroupement : la mise en vente d’un livre qui fait scandale avant même d’être disponible. Titre : » La vie de Jésus « . Auteur : Ernest Renan, tout juste 40 ans, professeur au Collège de France, suspendu depuis plus d’un an, quelques jours après avoir donné son premier cours, jugé offensant pour la foi chrétienne.
Tiré à 10 000 exemplaires, l’ouvrage est épuisé en un rien de temps. Ce sera un des best-sellers de l’époque : douze éditions, plus de 400 000 exemplaires, des dizaines de traductions. Le montant des droits d’auteur de ce livre ne sera dépassé, quelques années plus tard, que par » Les misérables » ! Pour les essais, Renan est de loin l’auteur le plus vendu, le mieux payé. Le plus haï, aussi. Des évêques interdisent la lecture de l’ouvrage. Le pape Pie IX les félicite de combattre le » blasphémateur européen « . Des pamphlets se multiplient, traitant Renan d’ » ange déchu « , d’ » Antéchrist « , de » Judas « . Il reçoit des télégrammes : » Dieu existe. Signé : Paul « , et Barbey d’Aurevilly le traite de » baveur de sucre candi arseniqué « .
Tant de notoriété agitée et de haine frénétique lui sera finalement funeste. Pas de son vivant : l’historien vilipendé terminera couvert d’honneurs, académicien, administrateur du Collège de France, gloire officielle d’une IIIe République qu’il avait d’abord critiquée. Mais ces auréoles comme ces diabolisations vont masquer à la postérité l’essentiel de son travail réel. Diverse, parfois profonde, son oeuvre fut trop souvent réduite au conflit religieux sur l’humanité du Christ.
Ses crimes, de ce point de vue, sont connus. Considérer Jésus comme un » homme admirable « , mais rien de plus. Traiter les textes des Evangiles comme tous les textes antiques – qu’ils soient grecs, sanskrits ou hébreux. Revendiquer pour sa recherche une méthode » purement profane, scientifique et non théologique, non dogmatique « . Ces forfaits, impardonnables aux yeux de l’Eglise catholique de l’époque, paraissent aujourd’hui bien innocents. Si on en reste là, Renan semble appartenir à une planète lointaine. Tout le monde, depuis longtemps, juge légitime une recherche critique sur les textes bibliques et les récits évangéliques.
Ces années de bruyantes querelles ont empêché de voir un autre Renan, dont le parcours de fond et les enjeux théoriques sont plus décisifs, et plus actuels, que ces caricatures jaunies. Cet autre Renan est un agrégé de philosophie qui lit le latin, le grec, l’hébreu et l’arabe, scrute les oeuvres des grands linguistes allemands, s’interroge plus de quarante années durant sur la place du religieux dans l’histoire des civilisations, sur le rôle de la science comme nouvelle foi du monde moderne, sur l’organisation politique qui convient à l’époque des masses humaines. Un homme qui résume – en France et à sa façon -, pour le meilleur et le pire, ce que fut la pensée du XIXe siècle. Voilà qui mérite mieux que l’oubli. Une certaine attention, évidemment critique.
Car il n’est pas question de faire retour à Renan. Par bien des traits, il est franchement réactionnaire, parfois inutilement caustique et désabusé. Si on devait lire Renan au pied de la lettre, comme s’il écrivait aujourd’hui, le résultat serait souvent catastrophique. On trouve sous sa plume affirmations royalistes, antidémocratiques, élitistes. Voire propos racistes, antisémites ou islamophobes. C’est pourquoi on a souvent résolu de l’utiliser comme un repoussoir, un bon exemple de ce qu’on ne peut plus penser, un musée des horreurs et des erreurs. Ce n’est évidemment pas si simple. Non seulement parce que ses pires excès prennent parfois, dans le contexte, un sens différent, mais surtout parce que, sous sa prose lisse, accessible, rompue à toutes les élégances et les nuances françaises, s’agence une pensée complexe, plus rugueuse et intéressante qu’on ne croit.
Les métamorphoses de la foi
Sa ville natale : un monastère. Sa première vocation : être prêtre. La petite cité de Tréguier, en Bretagne, s’est édifiée autour d’une communauté de moines. Renan rappelle, dans ses » Souvenirs d’enfance et de jeunesse « , combien l’atmosphère de ce lieu était saturée d’exaltation spirituelle et de ferveur médiévale : » On y nageait en plein rêve, dans une atmosphère aussi mythologique au moins que celle de Bénarès. « Le culte des saints, les contes édifiants, les prières formèrent le premier horizon du jeune Ernest, grandissant pieusement à l’ombre de la cathédrale. Même quand il prendra ses distances avec l’Eglise, Renan gardera l’empreinte de cette enfance habitée par une dévotion intense. A ses 5 ans, quand son père mourut, sa mère lui donna pour tuteur… saint Yves.
Ce père était breton, capitaine au long cours et républicain. La mère était royaliste, issue d’une famille d’ascendance gasconne. A plusieurs reprises, Renan souligne la survivance de cette dualité dans son tempérament. Pourtant, l’unité de son trajet est très tôt manifeste : son univers, c’est l’étude. Il y excelle, tous le remarquent. Le jeune Ernest collectionne déjà les prix. Solitaire, méditatif, irréprochablement pieux, empreint visiblement de quelque tendance à la mystique, l’élève modèle ne doute pas une seconde, dans sa » vertu absolue « , de ce que lui enseignent les vénérables prêtres qui l’entourent.
A 15 ans, l’enfant surdoué est envoyé à Paris. Une bourse l’attend au séminaire de Saint-Nicolas-du-Chardonnet, où Mgr Dupanloup rassemble l’aristocratie catholique, qu’elle soit de naissance ou de talent. Le départ est inattendu et précipité. » Tu recevras ma lettre dimanche soir, lui écrit sa soeur Henriette,sois à Guingamp pour le courrier de lundi et monte sans faute dans la malle-poste. « Entre cet été 1838, où il quitte sa Bretagne natale, et l’automne 1845, où, à 22 ans, il décide de fausser compagnie à l’Eglise, le jeune Ernest sera passé de la foi au doute, de la croyance à la science, du catholicisme au rationalisme – du séminaire à l’agrégation de philosophie, où il est reçu premier trois ans plus tard.
L’image que l’on garde le plus souvent de Renan est bien celle d’un séminariste en rupture de vocation. Ancien dévot passé dans le camp de la raison, il incarne, au choix, le traître infâme (vu du côté catholique) ou le héros de la pensée critique (vu du côté libre-penseur). Cette silhouette n’évoque qu’une partie de l’histoire. En fait, dans le cheminement de Renan, il y a autant de continuité que de rupture. De bout en bout, il demeure un homme de savoir et de foi. Car il ne perd pas à proprement parler la foi : il la déplace, la transforme. A la place de Dieu, l’Histoire. Au lieu du paradis, la connaissance. La religion n’est plus raison de vivre mais objet d’étude. La ferveur, toutefois, reste identique.
C’est ce qu’on constate en lisant » L’avenir de la science « , premier grand livre de Renan, achevé en 1849, mais publié seulement en 1890, peu de temps avant sa mort. Un contresens courant est de voir dans cet ouvrage une sorte de manifeste positiviste, un credo scientiste avant l’heure. La réalité, là encore, est plus complexe. Car la science dont il est question n’est pas la physique ou la chimie, mais bien » la science de l’esprit humain « . Dédiée à Eugène Burnouf, le premier grand maître des études bouddhiques au Collège de France, la réflexion du jeune homme porte sur l’histoire des religions et sur la science des textes et des langues qui s’est développée, notamment en Allemagne, dans la première moitié du XIXesiècle.
Son but : comprendre » la marche de l’esprit humain « . Le projet de Renan s’inscrit donc dans le cadre des philosophies de l’histoire du XIXe siècle et se trouve d’abord teinté d’une inspiration socialiste et d’une visée émancipatrice. Du point de vue de l’histoire des idées, il faut lire le jeune Renan dans une filiation allant, pour l’attention accordée aux religions, de Benjamin Constant à Edgar Quinet et se rattachant principalement, pour les horizons socialistes, à Pierre Leroux.
Quand il publie finalement » L’avenir de la science « , plus de quarante ans après l’avoir écrit, le vieux Renan n’a pas perdu sa foi dans la supériorité de la connaissance. Si tout était à refaire, il n’hésiterait pas. Toutefois, le vieil homme n’a plus guère, à propos du socialisme, les généreuses illusions de l’étudiant. Il demeure convaincu, en 1890, que ce mouvement va continuer à se répandre, mais il prophétise aussi qu’il finira par s’assagir et se muer en principe conservateur. Grand pourfendeur de » l’erreur fondamentale de la Révolution « et du » fétichisme de 1789 « , ennemi des principes qui animèrent la Commune de 1870, Renan joue le détachement ironique.
Le miroir d’un siècle décisif
S’il faut lire Renan, l’explorer, le remettre en perspective, ce n’est pas qu’il dise la vérité ni qu’il ait nécessairement raison. C’est qu’il est traversé de toutes les tensions et préoccupations du XIXe siècle, dont le monde où nous sommes dépend souvent bien plus étroitement qu’il ne le pense. La liste est longue de ces thématiques d’hier qui reviennent aujourd’hui, sous des habits neufs ou sous les mêmes hardes : la place de l’élément religieux dans l’élaboration des cultures, la fonction d’une science de l’esprit, la laïcité, la séparation des savoirs et des dogmes, les relations des langues et des croyances, les progrès de l’humanité ou leur inexistence.
Mais aussi : la question des races, de l’égalité ou de la hiérarchisation des peuples, des identités (religieuses, culturelles, nationales), de l’éducation à l’esprit critique, de la supériorité de la raison. Et encore : les relations de l’islam et de l’Europe, de l’Antiquité grecque et latine et du monde moderne, de l’Orient et de l’Occident. Sans oublier les avantages et inconvénients de l’élitisme, la grandeur et la décadence de la démocratie, le triomphe du scepticisme. Tous ces thèmes s’entrelacent et se répondent chez Renan. Peu importe, du coup, dans ses réponses, les éventuelles outrances ou les possibles erreurs. Ce qui vaut le voyage, c’est l’ensemble du paysage.
Repères
1823 Naît à Tréguier (Côtes-d’Armor) le 28 février.
1838 Entre au séminaire de Saint-Nicolas- du-Chardonnet.
1845 Le 6 octobre, quitte le séminaire de Saint-Sulpice et renonce à être prêtre.
1848 Reçu premier à l’agrégation de philosophie.
1848-1849 Rédige » L’avenir de la science » (publié en 1890).
1849 Mission en Italie.
1852 Thèse de doctorat : » Averroès et l’averroïsme « .
1855 » Histoire générale et système comparé des langues sémitiques « .
1860-1861 Mission archéologique au Liban.
1862 Professeur au Collège de France, suspendu après sa leçon inaugurale.
1863 » La vie de Jésus « .
1864-1865 Voyage en Orient.
1872 » La réforme intellectuelle et morale « .
1876 Publie » Prière sur l’Acropole « .
1878 Elu à l’Académie française.
1883 Devient administrateur du Collège de France.
1884 » Souvenirs d’enfance et de jeunesse « .
1892 Meurt à Paris le 2 octobre.
La plupart des livres de Renan sont disponibles en ligne sur le site Gallica de la BNF.
Interview Perrine Simon-nahum* » Renan n’est pas un conservateur «
Le Point : Comment, si l’on peut dire, avez-vous rencontré Renan ?
Perrine Simon-Nahum : C’est à Pierre Vidal-Naquet que je dois de m’avoir fait travailler sur un manuscrit inédit d’Ernest Renan. En travaillant sur les textes de cet auteur, j’ai découvert qu’il s’inscrit dans une tout autre perspective que celle qu’on lui attribue généralement. Discrédité scientifiquement à la fin du XIXe siècle, Renan vaut bien mieux que la réputation de dilettante que lui ont fabriquée ses successeurs. Ce qui l’intéresse, fondamentalement, c’est l’histoire de l’esprit humain. Dans cette histoire longue, où les civilisations se rencontrent – de manière tantôt pacifique, tantôt conflictuelle -, Renan insiste sur la place du sentiment religieux dans la construction intellectuelle d’une civilisation. A ce titre, il s’inscrit dans la continuité d’une réflexion française marquée par des penseurs comme Benjamin Constant, Edgar Quinet, Salomon Reinach.
Vous ne le jugez pas raciste, réactionnaire, infréquentable ?
Absolument pas. Je pense même que Renan n’est pas un conservateur. Ce sont des légendes ou des malentendus. En extrayant des formules de leur contexte, en oubliant la signification exacte des termes chez un auteur, on peut faire dire à un texte n’importe quoi. Quand on lit posément » La réforme intellectuelle et morale « , ce livre de 1872 où Renan semble attaquer violemment la République, on s’aperçoit qu’il construit le socle pédagogique du régime : il préconise de former les citoyens à la démocratie, incite à leur enseigner l’habitude de débattre, insiste sur la formation de l’esprit critique…
Cela dit, il lui arrive quand même de dévaloriser l’Orient !
C’est une autre légende, qui ne résiste pas à une lecture de l’ensemble de l’oeuvre. Renan s’est au contraire opposé aux interprétations raciales et humiliantes. Il n’a cessé d’insister sur la place de l’Orient dans l’histoire religieuse et intellectuelle de l’humanité. En fait, c’est à l’Orient qu’il a consacré l’essentiel de sa vie, et sans en faire un objet de haine. Au contraire, à mes yeux, l’intérêt principal de Renan est de préserver chez l’historien une place pour l’imagination. L’Orient est chez lui le lieu de cette imagination