Un si léger cauchemar
Avec ce livre, je suis passé délibérément du côté de la fiction. Mais elle est curieusement agencée, faite pour raconter plusieurs histoires en même temps, dans un univers qui se détraque dans une loufoquerie légèrement inquiétante. Autre façon d’expérimenter l’étrangeté du monde.
Présentation de l’éditeur
Avez-vous déjà été victime d’un voleur de plafonds ? Savez-vous au juste quand les pommes ont définitivement disparu ? Et pourquoi l’heure exacte s’est évanouie ? Connaissez-vous la vie secrète de Che Guevara en Finlande ? Et les effets secondaires du gel à fixer le temps ? Sans doute pas, mais c’est déjà trop tard. Vous avez pris ce livre en main, vous l’avez retourné, vous allez plonger dans un allègre cauchemar à découvrir en 50 épisodes. D’un récit à l’autre, des personnages s’entrecroisent, des questions surgissent, quelques crevettes également. Entre fous rires et tremblements. Roger-Pol Droit invente ici un univers inattendu, désopilant et déglingué, inquiétant et poétique, quelque part entre polar, conte philosophique et science-fiction. Inclassable et jubilatoire.
Flammarion, 2007
3,90 €
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Extrait
– 2 – Vider le sens d’un mot
Durée : 2 à 3 mn environ
Matériel : ce qu’on a sous la main
Effet : désymbolisant
Ça peut être n’importe où, et sans heure particulière. Il suffit, cette fois encore, que vous soyez sûr de n’être pas entendu. Mieux vaut n’être pas gêné, en cours de route, par la crainte du ridicule. Parler seul n’est rien. Etre épié et moqué troublerait le résultat recherché.
Donc, simplement quelque lieu où personne ne vous entend. Prenez ce que vous vous avez sous la main, l’objet le plus courant, un crayon, une montre, un verre, ou même une pièce de votre vêtement, bouton ou ceinture, poche ou lacet. Peu importe. Il suffit d’une chose banale. Sa dénomination est habituelle, sa présence est familière. A cet objet correspond pour vous, depuis toujours, le même mot. Identique, naturel, normal.
Prenez donc en main cette petite chose sans malice, sans étrangeté, sans risque. Répétez son nom, à voix basse, en la regardant. Fixez, par exemple, le crayon qui est entre vos doigts en répétant : « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon », « crayon ». Vous pouvez continuer encore. Ce ne devrait pas être long. En quelques instants, le mot familier se décolle, se racornit. Vous ressassez une suite de sons étranges. Série de bruits absurdes, insignifiants, qui ne dénomment rien, ne désignent aucune chose et demeurent insensés, fluides ou râpeux.
Sans doute avez-vous déjà joué ainsi, enfant. Tous ou presque avons éprouvé ainsi l’extrême fragilité du lien entre mots et choses. Dès qu’on le tord ou le tire, dès qu’on le distend, ce lien cesse d’être simple. Il se noue ou se brise. Le terme se dessèche, s’émiette. Coquille éparpillée d’inanité sonore.
Ce qui arrive à l’objet n’est pas moins étonnant. Il semble que sa matière devienne plus épaisse, plus dense, plus brute. La chose est là davantage et autrement, dans son étrangeté innommable, dès qu’elle tombe en dehors du fin filet des vocables habituels.
Ce vieux jeu dissociatif, il faut le répéter. Tenter d’observer la fuite même du sens, l’émergence rêche du réel hors des mots. Entrevoir l’écaille sous la prose. Redire plusieurs fois le même mot, pour la même chose, dissipe toute signification. N’est-ce pas merveilleux ? Effrayant ? Drôle ? Quelques instants suffisent pour fissurer cette fine pellicule où nous nous tenons en place, satisfaits de pouvoir dire le nom des choses.
– 17 – Eplucher une pomme dans sa tête
Durée : 20 à 30 mn
Matériel : aucun
Effet : rassemblant
Nous nous croyons généralement capables de nous représenter la réalité quotidienne avec une assez grande exactitude. Objets environnants, lieux familiers, aliments, gestes accomplis de façon répétée nous paraissent clairement disponibles dans notre esprit. Nous pensons pouvoir allumer l’écran de notre conscience (si l’on ose dire) et y faire apparaître, avec une précision suffisante, toutes ces images connues. Sans doute avons-nous déjà plus de difficultés quand il s’agit d’évoquer des bruits et surtout des odeurs. Revivre mentalement un toucher (caresse, effleurement, baiser) est sans doute plus ardu encore.
Il se pourrait bien, malgré tout, que notre conviction de pouvoir reproduire la réalité dans notre tête – assez aisément et assez efficacement – soit pour une large part une illusion.
Pour éprouver cette difficulté habituellement masquée, il suffit, par exemple, de tenter d’éplucher une pomme dans sa tête. L’exercice paraît simple. Vous imaginez le fruit, le couteau, l’incision, la pelure, voilà tout. Et pourtant ! Vous devez d’abord, pour que l’image possède quelque rapport à la réalité, choisir une variété de pomme, vous représenter exactement sa taille, sa couleur, son grain particulier. Vous devez avoir en tête une pomme de cette variété, mais aussi dans cette variété une pomme singulière, dont les nuances de teintes, les parties éventuellement différentes, plus claires ou plus foncées, ou les bigarrures, et les petites taches, et les plis infimes vous apparaissent le plus clairement possible. Imaginez le couteau : son manche est-il en bois ? en plastique ? en métal ? sa lame est-elle crantée ? lisse ? terne ? aiguisée ? Est-ce un couteau de cuisine, un couvert bourgeois, un opinel de campagne, un laguiole chic-rustique ?
Et puis, comment allez-vous procéder ? En jouant à ne faire qu’une pelure unique, en tournant la pomme sur elle-même sans à-coups, sans rompre le rythme ? En découpant d’abord des quartiers, qui seront ensuite un à un débarrassés de leur peau ? Vous devez à chaque fois vous représenter les mouvements avec une précision chirurgicale, une exactitude photographique. Le but à atteindre, c’est que ce film exact de l’épluchage se déroule dans votre esprit plan par plan, image par image, seconde par seconde. Sans arrêt, sans raté, sans erreur. Aucun flou, aucune hésitation. Et surtout aucun blanc, aucune reprise. Vous n’avez pas droit à un raccord entre deux séquences.
Vous n’y arriverez pas, sauf grand entraînement, exceptionnelle maîtrise. Le plus probable est que vous perdiez le fil. La pomme change de couleur ou de forme, ses caractéristiques ne se maintiennent pas, l’épluchure ne tombe pas comme il faut, le couteau ne suit plus son chemin, le mouvement devient saccadé, les images sont hachées, pénibles à reprendre et à enchaîner sans heurt les unes aux autres. Vous pourrez constater, si vous répétez plusieurs fois cette expérience, que le résultat s’améliore. Il est possible de progresser, de manière parfois lente ou relativement pénible. C’est en tout cas un bon exercice de concentration. Mais cette expérience peut avant tout vous faire constater à quel point notre esprit est peu fidèle à la réalité, peu capable de la retenir ou de la reproduire correctement, bien présomptueux quand il se l’imagine.
– 22 – Compter jusqu’à mille
Durée : 15 à 20 minutes
Matériel : aucun
Effet : critique
En apparence, pas de surprise. Compter jusqu’à mille prendra un certain temps (environ 15 minutes, soit 900 secondes) et devrait être monotone.Tout paraît prévisible, s’annonce régulier. Vous vous attendez à un exercice mécanique et plat.
Ce n’est pas le cas. On ne peut échapper à de fortes fluctuations. Il y a des passages aisés, des descentes, de longues pentes en ligne droite, comme les vieilles routes nationales bordées de peupliers ou de gros platanes, et puis des collines, des escarpements, des virages en côte, notamment quand on aborde les contreforts des 500. Vous vous attendiez à ne découvrir que des chiffres, vous voilà embarqués dans des voyages d’enfance, des cours d’école primaire, des histoires d’encrier, de blouse, de préau, d’éponges dans les cartables. Vous vous retrouvez dans des montagnes russes, des scenic railways, des zéro de conduite. Vous comptez en noir et blanc.
Ce devait être une affaire de routine, une opération mécanique. Ça devient une aventure pas commode à maîtriser. Ne me suis-je pas trompé de dizaine ? N’ai-je pas sauté quelque chose ? Oublié une unité ? Une centaine ? N’ai-je pas fait une erreur, à l’instant, quand je pensais à autre chose ? Au lieu d’être facile, continu, ordonné, le parcours de 1 à 1000 est truffé d’ornières, de chausse trappes. Vous risquez toujours de vous enliser, définitivement, de sombrer dans une lacune. Ne plus savoir, bafouiller, tout recommencer. Indéfiniment ?
Non, finalement, vous voilà au bout. Qu’avez-vous appris ? Une seule chose : mille est déjà un grand nombre. Vous pouvez le parcourir, mais il y faut du temps, un bon quart d’heure, et des hauts et des bas. Ce nombre, il est exclu que vous puissiez l’embrasser tout entier, le considérer d’un seul coup d’œil. Quand vous aurez fini de compter, songez que mille ans, ou mille personnes, sont de vastes ensembles. Considérez que mille fois mille est tout à fait hors de votre capacité de représentation, et a fortiori qu’un milliard (mille fois mille fois mille) ne parle qu’à votre raison, nullement à votre sensibilité. Cela fait tant que vous ne savez combien. Songez alors, brièvement, à l’actuelle humanité.
Avis
Le nouvelle Observateur
Nouvelles d’un philosophe
Flagrant délire
Les disciples de Lewis Carroll sont rares sur la planète littéraire. Roger-Pol Droit, que l’on connaît comme philosophe, chercheur au CNRS et chroniqueur au « Monde », un homme ayant fait carrière dans le sérieux, donc, et dans la pensée de surcroît, vient de prendre rang dans le club très fermé des chasseurs de snarks. On sait la religion de ces gens-là : elle consiste à attraper des papillons plus ou moins imaginaires avec le filet du langage. La réalité, réputée insaisissable, n?a plus qu’à bien se tenir. Pour ce recueil de nouvelles, son premier ouvrage de fiction, l’auteur a mis au point et nous présente un nouveau modèle de dévolu, plus léger et moins coûteux que les modèles existants, et qui devrait permettre aux usagers, aux esthètes ou aux simples amateurs, de jeter leur dévolu plus facilement et dans des occasions plus nombreuses.?Les jeteurs de dévolu seront ravis. De même d’ailleurs que les coiffeurs pour blés, dont la population devrait croître depuis qu’un prophète s’est donné pour mission d’apprêter les surfaces cultivées pour séduire les extraterrestres et empêcher la destruction du monde. Car nous en sommes là dans « Un si léger cauchemar », entre les rebonds d’une folle intrigue où sévissent les voleurs de plafonds, où disparaissent pommes et pommiers, où l’on découvre Che Guevara (qui a fait mourir un sosie à sa place) reconverti dans l’élevage de crevettes en Finlande, tandis qu’un génie des cosmétiques invente le gel à fixer le temps. La question n’est plus : peut-on sauver le monde ? Mais : faut-il ??C’est Alice au pays de la déglingue, avec toute la poésie idoine. Une fantaisie féroce surligne le propos, légèrement édulcorée par un chouïa d’angoisse. Un ouvrage qui, disons-le, fait déjà concurrence à « l’Encyclopédie générale des fissures », best-seller constamment réédité. Mais en beaucoup moins bouche-trou, qu’on se le dise !
« Un si léger cauchemar », par Roger-Pol Droit, Flammarion, 220 p., 17 euros.
Jean-Louis Ezine? – Le Nouvel Observateur
Le Point
Le Point du 5 avril 2007Avec son dernier livre, Roger-Pol Droit, le philosophe, chercheur au CNRS, journaliste au Monde et au Point, passe de l’essai à la fiction…?Il nous entraîne dans un voyage extraordinaire plein de mystère et de loufoquerie, toujours entre le rire et l’effroi…?Après la fête de la pensée, c’est la fête de la narration, au coeur de laquelle demeure cet indéfectible lien de connivence tissé avec le lecteur. Avec «Un si léger cauchemar», et à l’image du personnage du livre, qui a le pouvoir de se glisser entre l’être et le non-être, Roger-Pol Droit est passé magistralement de la philosophie au romanesque.