Votre vie sera parfaite
La manie du coaching, des conseils en tous genres, les armées d’experts qui prennent en charge votre ameublement, vos vêtements, votre apparence et vos pensées, ça suffit. Ce conte philosophique, assez noir pour qu’on rie jaune, tente d’endiguer cette marée de stupidités.
Odile Jacob, 2005
21 €
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Présentation de l’éditeur
Suivez l’irrésistible ascension d’un gourou superstar, Marcel Staline, inventeur de la « méthode totale », champion du cynisme et de la manipulation. Découvrez ses consultations, son site web, ses trafics et ses chantages.
Sachez ainsi vous méfier des gens qui veulent vous apprendre à vivre. Prenez garde à ces innombrables marchands de conseils qui prétendent vous enseigner à respirer, à dormir, à manger, à travailler, à gérer votre stress ou à mieux faire l’amour.
Derrière toutes ces méthodes à bonheur, coachings, mixtures orientales et thérapies improbables, se trouvent parfois des arnaques dangereuses, presque toujours le risque d’un totalitarisme d’un genre nouveau.
En découvrant les arnaques de ceux qui mentent et manipulent, retrouvez votre liberté.
Extrait
Chapitre 5
Séminaire « Contrôle de soi, contrôle du monde » avec Marcel Staline
3 jours, 10 participants
Hoffmann Consulting
Direction de ressources humaines
« Chers amis, merci de votre accueil ! Bienvenue à ce séminaire, bienvenue dans votre nouvelle vie. Bienvenue dans la vie, simplement ! Jusqu’à présent, vous n’y étiez pas. Vous pensez que j’exagère. Pourtant vous comprendrez, dans quelques jours, le sens de ces paroles. Car notre travail va vous ouvrir les portes d’une existence nouvelle, un monde différent où vous serez heureux pour toujours.
Je sais bien… vous vous dîtes : « toujours la même rengaine, tout le monde dit ça. Tous les coachs font le coup de la vie qui change, et du plus jamais pareil… » Je n’ai aucun moyen, pour l’instant, de vous prouver que, cette fois, c’est vrai. Et je ne vous demande pas de me croire sur parole. Soyez seulement un peu patients… c’est tout ce que j’attends de vous pour commencer.
Xavier vous a mis sur la voie. Pour changer de monde, il suffit de changer de pensée. Pour changer de pensée, il suffit de se reprogrammer. Voilà, vous savez tout. Je peux m’en aller…
Je plaisante, évidemment, en disant que je vais m’en aller. Mais pas en disant que vous savez tout. Il n’y a que ces deux points : changer ses pensées, savoir les reprogrammer. Le chemin que vous allez parcourir sépare ce savoir brut, extérieur, d’un vrai savoir, vite intériorisé et maîtrisé. Mais c’est une révolution ! Nous allons la vivre ensemble.
La plupart des gens pensent qu’il est impossible de changer le monde. Il est trop vaste, trop complexe. Le monde est hors de notre portée, ou bien il nous résiste. C’est à nous de céder, de plier devant la réalité. Descartes a résumé cette attitude : « plutôt changer mes désirs que l’ordre du monde ».
Cette attitude résignée repose sur un malentendu. L’erreur de Descartes, c’est de croire que « mes désirs » et « l’ordre du monde « sont des éléments différents. Il ne voit pas qu’il s’agit, en fait, d’une seule et même réalité. Si je change mes désirs, je change l’ordre du monde. Il n’y a pas de différence entre notre mental et la réalité. Ce que nous pensons détermine le monde où nous vivons.
Cette vérité profonde, un philosophe allemand l’a formulée pour la première fois en 1818. C’est Arthur Schopenhauer. Son ouvrage majeur commence par cette phrase : « Le monde est ma représentation » (Die Welt ist meine Vorstellung). Qu’est-ce que cela veut dire ? Que tout dépend de la manière dont je me représente la réalité. Celle-ci n’est pas indépendante de ma représentation. Elle n’existe pas en dehors de ma volonté. Le monde n’est rien par lui-même. C’est par nous qu’il existe.
J’entends déjà vos protestations. Et les maladies ? Et le chômage ? Et tous les malheurs du monde, les misères individuelles et collectives, les accidents et les guerres, la folie meurtrière des uns et les égoïsmes des autres, ce n’est pas par moi que ça existe ! Je n’y suis pour rien ! Cela existe indépendamment de ma volonté, et parfois me tombe dessus sans que j’y sois pour rien…
Erreur ! Détrompez vous ! Tout dépend de nous, y compris notre malheur et le destin qui parfois nous accable. Comment est-ce possible ? Pour commencer à entrevoir la réponse, partons des cas où rien ne marche comme on pourrait s’y attendre. Cet orphelin placé chez des paysans pauvres qui se retrouve vingt ans plus tard, à la tête d’un empire financier et d’une famille rayonnante, comment a-t-il fait ? Ce fils d’une vieille dynastie industrielle qui finit par sombrer dans la déchéance et la destruction, comment a-t il fait ?
Réfléchissez à tous les exemples de cette sorte que vous connaissez. Parmi les gens les plus défavorisés, les plus démunis, les moins prédisposés au succès, il en existe toujours qui parviennent à une réussite éclatante, à la fois professionnelle et personnelle. Inversement, parmi les plus riches, les plus doués, les plus protégés, il existe toujours des gens qui parviennent à ruiner leur existence.
Si vous regardez comment s’organisent toutes ces vies, vous constaterez que ce n’est pas le hasard qui provoque ces réussites et ces échecs. Ce ne sont pas non plus des circonstances extérieures. Ce sont toujours les idées que les gens se font d’eux-mêmes, de leurs capacités, des objectifs qu’ils peuvent atteindre. On mène toujours la vie qu’on a dans la tête ! On vit dans le monde qu’on pense. C’est la première clé.
La deuxième, c’est que nous pouvons modifier nos pensées. On a cru, très longtemps, que nos désirs, nos émotions, nos sentiments suivaient leur propre cours. On était persuadés que nous n’y pouvions rien, ou presque rien. Ce destin intérieur appartient au passé. Nous savons, désormais, comment nous rendre maîtres de nos pensées. Nous pouvons apprendre à les contrôler, à les piloter, à les diriger comme nous voulons. Nous savons mettre à l’écart les pertes d’énergie et les illusions. Nous pouvons dissoudre les émotions négatives et les erreurs de trajectoire. Désormais, nous sommes en mesure de rendre toutes les pensées positives, efficaces, dynamiques, puissantes et victorieuses.
Ce que vous allez découvrir servira aussi bien à votre vie professionnelle qu’à votre vie personnelle. Vous êtes tous consultants chez Hoffmann Consulting, qui nous a commandé cette formation spécialement pour vous. Vous saurez bientôt écarter le stress, et même le transformer en énergie. Vous serez de plus en plus performant et heureux en même temps, sans jamais avoir le sentiment d’être tendu ni débordé. Vous découvrirez comment emporter l’adhésion, convaincre vos interlocuteurs, et mettre tout le monde dans votre poche.
Surtout, vous ne ferez plus de différence entre votre réussite chez Hoffmann et votre épanouissement personnel. Nous allons en finir avec toutes les séparations, les coupures, les compartiments ! Pour y parvenir, je vous propose de considérer la vie comme un jeu. Finies les distinctions entre le futile et le sérieux, le travail et les loisirs, les passions et les obligations, entre l’intérêt et la gratuité. Le jeu, c’est la noblesse de la gratuité absolue, la passion de l’acte accompli par pur plaisir, sans nécessité ni besoin.
L’Inde des anciens brahmanes avait parfaitement perçu le rapport fondamental du jeu et du divin. Les dieux n’ont besoin de rien. Ils ne sont contraints par aucune nécessité. Le jeu (lîlâ, en sanskrit) est la manifestation de l’absolu, la pure activité divine qui s’amuse de sa propre puissance sans être poussée par quoi que ce soit ni tenue par aucun objectif préétabli.
Ce que nous pouvons faire de mieux, dans nos existences limitées, c’est de nous rapprocher de cette grande activité gratuite. C’est pourquoi les séances de ce séminaire sont organisées comme des jeux où vous tenterez successivement d’imaginer toutes vos vies possibles, de faire ressurgir vos vies antérieures, où vous apprendrez à programmer votre mental et à relever de nouveaux défis.
Ce programme vous a été communiqué. Je vous recommande vivement de le suivre très scrupuleusement et de préparer les questions qui vous ont été remises.
Nous nous retrouverons pour le coaching personnel direct.
Je vous souhaite un bon début dans la vie.
Chapitre 9
Les Temps Futurs
D’un Staline à l’autre
Méthode totale et risque totalitaire
par Jean Richt
Quel est le dénominateur commun de toutes les démarches se rattachant à la nébuleuse du développement personnel ? On ne saurait le trouver ni dans les principes, ni dans les méthodes, ni même dans les objectifs poursuivis, où règne une grande hétérogénéité. L’unité de cette multitude réside dans une attitude omniprésente : la suppression de tout ce qui est négatif. C’est là qu’il y a motif à s’inquiéter pour de bon.
Imaginons ce que serait l’idéal réalisé. Que serait une vie réussie, conforme aux descriptions qu’en donnent Marcel Staline et ses semblables ? Une vie totalement heureuse, sans souffrance, sans pensée négative, sans stress, sans conflits, sans inquiétude, sans appréhension, sans hésitation, sans ignorance de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Cette vie totalement positive, efficace, sereine, affirmative, sûre de soi, serait-elle encore… tout simplement une vie humaine ?
Notre existence est limitée dans le temps. Nos forces, physiques et psychiques, sont elles aussi circonscrites. Nos savoirs, quelles que soient leur croissance et leur étendue, sont bornés, inéluctablement lacunaires. Nos décisions, du coup, se prennent toujours pour une part à l’aveugle, à tout le moins dans l’incertitude, et jamais, pour autant qu’elles sont humaines, en toute connaissance de cause.
Cette finitude, ces limites impossibles à supprimer définissent le domaine où s’exerce le risque de l’action qui se nomme liberté. Nous agissons toujours dans l’horizon d’un temps borné par la mort, dans le cadre plus ou moins restreint de nos capacités, en ne possédant qu’une vue partielle, souvent faussée, de la situation où nous sommes. Toute action suppose un courage, une prise de risque, et donc tout à la fois une possibilité d’échec et une inquiétude sur son aboutissement.
C’est pourquoi vouloir supprimer limites, aléas, inquiétude revient à nier notre liberté, à déshumaniser le monde. Qu’on ne se méprenne pas : il est bien sûr possible, et souhaitable, d’œuvrer à diminuer la souffrance, l’incapacité, la faiblesse, l’anxiété, l’ignorance… Mais rêver et faire rêver de les abolir entièrement n’est pas seulement illusoire et vain. C’est insensé et dangereux.
Or c’est bien ce que font ceux qui, comme Marcel Staline et ses émules, cultivent le fantasme qu’on puisse devenir « heureux pour toujours ». L’existence humaine est inévitablement un entrelacs, plus ou moins proportionné, de jouissances et de malheurs, d’extases et d’horreurs, de calme et de cris. S’efforcer d’accroître la part positive est légitime, et parfois faisable. Supprimer tout le négatif, en revanche, n’est pas seulement impossible. C’est inhumain.
Car cette élimination fantasmatique du négatif est liée, de manière essentielle et constitutive, à la suppression des limites. Staline et ses semblables ne jurent que par l’illimité. Ils ne rêvent que d’en finir, une fois pour toutes, avec ces contraintes qu’imposent les limites. Que cela soit séduisant, et tout autant mortifère, quiconque a compris Freud à peu près n’en peut douter. Conséquences majeures de ce parti pris :
– dans ce monde sans limites et sans négatif, autrui disparaît complètement. Il n’y a pas lieu de s’en étonner : la liberté de l’autre, l’existence de son désir et de sa volonté autonomes constituent, depuis toujours, des limites à notre propre liberté, et par là même, bien souvent, une source de désagrément. Dans un monde où rien ne doit gêner ni contraindre, il ne saurait y avoir de place pour autrui.
Sa disparition est d’ailleurs supposée par le fait même que le rôle central revient à mon appréciation des situations, à ma représentation du monde. Dans la plupart des techniques concernées, le film que je projette remplace la dure et imprévisible résistance du monde. Tout dépend de ce que je me raconte, et seulement de cela !
C’est ainsi que nous sommes censés devenir sereins et heureux : il suffit que nous nous racontions une autre histoire à propos des mêmes faits. Ce subterfuge n’est pas seulement dérisoire et voué à l’échec : il contient la suppression de l’existence d’autrui. Ce dernier n’est plus qu’une image, un personnage de mon film, une ombre dont je peux éventuellement ne pas tenir compte, ou refaire la silhouette à mon gré. Peu importe, puisque je suis seul aux commandes. Le scénario sera selon mon désir.
– Deuxième conséquence : la réalité elle-même disparaît. Rien hors de moi ne subsiste qui puisse demeurer rétif, opaque, coriace, intraitable. Sinon, tout le dispositif serait voué à l’échec… Je pourrais toujours tomber sur un os, un imprévu. Quelque élément inconnu serait en mesure, indéfiniment, de faire éventuellement échouer mes projets, même les mieux engagés. Jamais je ne serais certain d’être heureux pour toujours. Alors, pas d’hésitation : c’est la réalité qu’il convient d’éliminer !
Staline et ses semblables ont décidé de s’en défaire. L’univers est donc désormais fabriqué par chacun à sa mesure et à sa convenance. Le monde se trouve ainsi curieusement expurgé de ce qui pourrait l’alourdir : non seulement autrui, mais aussi la mort, les maladies, la violence, le mal, les meurtres, les chagrins, les déceptions. Sans compter l’économie, l’histoire, les relations internationales, les contraintes du marché, la loi morale, la syntaxe de la langue, les systèmes de parenté, la succession des générations et toutes une série d’autres fariboles qui font partie intégrante, d’habitude, de ce qu’on nomme réalité.
Ce monde dépourvu de limites, où ne figurent ni autrui ni aucune réalité, n’est pas seulement un monde allégé et imaginaire. C’est un monde totalitaire, dans la mesure où toutes ses dimensions sont soumises, sans exception, à la dictature de ma seule satisfaction. C’est un monde-bulle, artificiel, trompeur, autiste, voué à l’échec et à la désillusion. Dépourvu de la présence de l’autre, privé de l’opacité du réel, c’est un monde inhumain.
Il ne faudrait pas se tromper d’époque pour autant. Staline (Marcel) n’est pas Staline (Joseph). Les comparer serait inconvenant et obscène. Le totalitarisme politique réel n’a rien à voir avec le risque totalitaire de nos coachs glamour. Il est certes fâcheux que « coach » signifie à peu près la même chose que « Führer » ou « Duce » : celui qui guide, conduit, dirige. Un fossé toujours infranchissable sépare la terreur collective des petites manipulations individuelles.
Devrait-on se souvenir du début du 18 Brumaire de Louis Napoléon Bonaparte ? Marx y rappelle que si l’Histoire paraît se répéter, c’est la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. Après l’horreur, le grotesque. D’un Staline à l’autre, serait-on passé du totalitarisme tragique à la farce coachesque ? Cela n’a rien de convaincant.
La vraie nouveauté serait-elle que ce monde inhumain se présente aux sujets sous les traits d’une existence radieuse, colorée, plus diverse, plus libre et plus riche d’intensités de toutes sortes que leur vie habituelle ? Cela n’est pas une nouveauté. Il serait en effet facile de montrer que c’est le modèle de tous les paradis. Un paradis est toujours un lieu inhumain, paré de tous les attributs du désirable suprême.
Ce qui est particulier, dans le nouveau paradis des coachs, est que cet inhumain désirable n’est plus collectif, ni religieux, ni situé dans un au-delà historique ou cosmique.
Le paradis du bonheur pour toujours par la méthode totale est désormais individuel, indépendant des églises et des dogmes, réalisable ici et maintenant.
Derrière son sourire qui ne disparaît jamais, il annonce une forme inédite de risque totalitaire.
Il s’agit d’y prendre garde .
Avis
Le Monde DES LIVRES
ESSAIS
Epître aux prophètes du paradis instantané
Article paru dans l’édition du 28.01.05
Dans une France qui a compartimenté à l’extrême la littérature et la réflexion, le conte philosophique est devenu un genre rarissime, presque en voie d’extinction. C’est pourtant à cet exercice que se livre Roger-Pol Droit dans un livre qui mélange la farce, l’aphorisme, l’enquête policière et le pamphlet. Son objet : raconter l’ascension et la chute d’un gourou superstar, Marcel Staline, inventeur de la « méthode totale » , marchand de bonheur hors pair, champion du boniment spiritualiste. Flanqué de son acolyte Xavier Bias et parlant sous l’autorité du grand philosophe national Paul Belfoie, spécialiste de l’éthique et du rapport à autrui, Marcel Staline lance des séminaires de développement personnel fondés sur l’autopersuasion :
« Les ressorts sont toujours les mêmes : ces gens sont paumés, malheureux, médiocres. Je leur affirme qu’ils sont géniaux, créatifs, capables de tout et d’abord d’être heureux, pleinement. Je les rassure, ensuite je les excite : ils vont pouvoir aller de plus en plus loin, plus vite et de plus en plus fort sans limites. »
Consolateur des âmes en peine, Marcel Staline leur insuffle, moyennant des tarifs exorbitants, l’espérance de pouvoir éliminer tout ce qui est négatif dans leur vie afin d’accéder à une félicité ininterrompue. Il met au point une technique qui combine le yoga, le bouddhisme, la pensée positive, le cognitivisme mais aussi le massage des coudes, le fou rire, l’écoute de ses orteils, la jouissance sans entraves. Avec toutes ces recettes, le rêve est supposé devenir réalité. Et ce à n’importe quel prix : « Pas de pudeur, de la grosse artillerie. (…) Plus c’est creux, plus les gens en redemandent. (…) L’affirmation la plus stupide, le subterfuge le plus grossier, ils n’y voient que du feu du moment qu’ils en reçoivent une lueur d’espoir. » Par exemple, une jeune mannequin complexée doit répéter pour sortir de son marasme intime : « Je suis conne et j’aime ça. »
Roger-Pol Droit se livre ici à une satire violente et sans nuances des coaches, thérapeutes et autres charlatans de la béatitude. Le trait est énorme, on rit souvent, mais on rit jaune car le portrait n’est pas toujours loin de l’original. Impossible de ne pas mettre des noms quand il évoque la mise au point de telle molécule à base d’huile de rhubarbe censée régulariser le stress et les humeurs ; ou quand il divise la philosophie en deux compartiments, Kant et Spinoza pour les cadres, Diogène et les cyniques pour les intermittents. On pourrait objecter à l’auteur que les gourous et autres professeurs d’euphorie sont vraisemblablement beaucoup moins cyniques et calculateurs qu’il ne les dépeint, et qu’ils croient dur comme fer à leur enseignement. Cela ne rend d’ailleurs pas la chose moins problématique.
MAÎTRES AUTOPROCLAMÉS
Comme tout conte, celui-ci a une morale et elle est sévère : loin de nous émanciper, l’idéologie du bonheur nous écrase et ressort de la servitude volontaire. De même que l’oppression communiste était fondée sur le fantasme des lendemains qui chantent, de même la prospérité du développement personnel se « fonde sur la consommation imaginaire d’un avenir où l’on sera enfin heureux pour toujours ». Car le succès de ces instituts de l’épanouissement repose sur le paradoxe suivant : les méthodes ne sont jamais appliquées, ce qui serait fastidieux, mais seulement énoncées. Une véritable conversion supposerait un processus douloureux et long.
Il est donc essentiel que les règles ne soient pas suivies d’effet. Cela permet de se bercer d’une illusion : « On possède le bonheur puisqu’on vient d’acheter la recette. » Au nom de cette chimère, l’individu abdique sa liberté, se livre pieds et poings liés à des maîtres autoproclamés qui le sadisent, le raillent tout en le rançonnant. Les prophètes du paradis instantané sont bien, à leur petite échelle, les descendants des Duce, des Führer et autres Conducator : mais cette fois nous sommes consentants, et c’est librement que nous entrons dans ce « totalitarisme à visage radieux ».
Pascal Bruckner
Traduction
- en Allemand