L’oubli de l’Inde
C’est un des mes livres préférés. Pour plusieurs raisons. Ce fut mon premier essai philosophique. Le texte repose sur une assez vaste documentation, mais le ton, polémique et vif, fait qu’on ne s’en aperçoit pas. Enfin, la question posée, celle de notre relation aux philosophies autres, non grecques et non européennes, est demeurée centrale dans mon parcours.
Une amnésie philosophique
Edition revue et corrigée, avec une préface nouvelle, Questions restantes
Points Essais n° 527
Editions du Seuil, 2004
258 p.
8,50€
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Présentation de l’éditeur
Comment les savants européens ont-ils découvert les doctrines du bouddhisme ? Quels textes ont-ils traduits ? Dans quel ordre ? A partir de quelle langue ?
Et qu’ont lu les philosophes ? Hegel, Schopenhauer, Nietzsche ont-ils compris ce qu’ils avaient sous les yeux ? En France, que dirent du Bouddha Cousin, Quinet, Taine, Renan et tant d’autres ?
Pour répondre à ces questions, dix ans d’enquête. Les résultats réservent quelques surprises : le bouddhisme est une découverte tardive et paradoxale en Europe. Il fut perçu d’abord comme une figure de cauchemar, une croyance nihiliste, destructrice et subversive.
Au-delà de l’investigation historique, le livre conduit à s’interroger sur les mécanismes des rencontres entre les cultures, et sur le rôle qu’y joue l’imaginaire.
Extrait
Une amnésie philosophique
Que s’est-il passé, pour que les philosophes oublient l’Inde ? Oubli double. Il concerne d’abord les matériaux immenses aujourd’hui mis à disposition par les recherches indianistes. On ne fera croire à personne que leur masse énorme ou leur technicité peuvent, à elles seules, suffire à expliquer dans quel mépris, généralement, on les tient. Car l’abondance des informations, leur spécialisation, l’apprentissage que leur maniement requiert, sont aussi écrasants, sinon plus, dans d’autres champs du savoir. Or la réflexion philosophique ne s’est pas absentée, pour autant, de ceux-ci. Je pense, par exemple, aux mathématiques, à la physique quantique, aux théories de l’information.
D’une façon peut-être plus étrange, cet oubli concerne, d’autre part, le rapport de la philosophie à elle-même, à son passé proche, aux discours de quelques-uns de ses maîtres, et non des moindres. Que s’est-il passé, pour qu’elle en perde, presque totalement, mémoire ? Quelle amnésie explique que l’on puisse rencontrer aujourd’hui, au hasard d’allusions vagues ou d’analyses titubantes, des inepties dont le siècle dernier, pourtant bien loti, eût rougi de honte ?
En abordant ces questions, les pages qui viennent ne prétendent pas être très assurées de leurs réponses. Elles esquissent quelques hypothèses, révisables, qui demanderont à être reformulées, ou abandonnées. Que les solutions ébauchées soient incertaines et provisoires, voilà qui n’est pas grave. Il importe plus d’entrevoir qu’un problème capital est en jeu dans l’histoire de cette découverte et de cet oubli de l’Inde par la philosophie européenne.
Ce problème, il convient d’abord de le débusquer, quitte à le voir échapper à des rets encore trop lâches. Car cette affaire, complexe et multiforme, ne peut se réduire à un épisode mineur de l’histoire des idées. La constitution des discours philosophiques contemporains, l’image que la pensée occidentale se fait d’elle-même, y trouvent certaines de leurs racines les moins aperçues.
De cela, au moins, je suis convaincu. Si quelques lecteurs le devenaient aussi, en dépit de toute autre divergence possible, ce serait déjà beaucoup.
pages 18 et 19
Edition revue et corrigée, avec une préface nouvelle, Questions restantes
Points Essais n° 527
Editions du Seuil, 2004
Avis
Commentaire d’un lecteur sur Amazon.com
N’importe qui prétend s’intéresser a la Philosophie européenne et indienne doit lire ce livre. L’histoire détaillée de l’Indologie en Europe, les questions clés a se poser sur les philosophies orientales et le constat sans appel sur la situation actuelle que fait Roger-Pol Droit donnent à ce petit livre une dimension tout à fait inattendue. On ne fera plus jamais de la philosophie (même universitaire) comme avant après avoir lu NOTRE histoire indianiste. Si seulement les profs de Philo (et nous, les étudiants) savaient ne serait-ce que la moitié de ce qui est dans ce petit livre très divertissant (on s’amuse beaucoup en le lisant!!!), on n’entendrait plus les *conneries* (pardonnez…) du genre : « La philosophie n’existe qu’en Occident. » Alors, tout le monde comprendrait l’image célèbre utilisée pour dépeindre l’attitude occidental face a la philosophie indienne: le Chien a Peur du Loup — et si l’Orient était bien PLUS philosophique que l’Occident? Revenons a Descartes qui disait que la Raison est universelle… Il règne de nos jours une implication subtile dans le monde universitaire: la Raison est universelle *surtout ou seulement si l’auteur est né en Grèce, en Allemagne ou en France*. Lisez ce livre est vous vous remercierez d’avoir fait ce petit pas vers un raisonnement plus conscient: car comme RPD le dit dans son livre, si la plupart des professeurs et deséetudiants passent l’Orient sous silence, ce n’est pas par mépris mais par *ignorance*. Même les plus « anti-Orient » se féliciteront d’avoir acheté ce livre!
Avis « Le Monde »
PHILOSOPHIE
Sur la piste de l’Inde perdue
Article paru dans l’édition du 03.03.89
Depuis la fin du dix-neuvième siècle, l’Occident s’est désintéressé de la pensée de l’Orient. Roger-Pol Droit s’étonne de cet oubli.
CANDIDE croit innocemment tout ce que disent ses maitres et, comme plusieurs vénérables, de Hegel à Heidegger, racontent que la philosophie parle grec, qu’elle n’exerce son office qu’en Occident et que les autres peuplades y sont impropres, Candide se pavane. Il bénit que le Ciel l’ait fait naitre dans ce petit canton de la planète où fonctionnent le principe de contradiction et la rationalité, où brillent le logos, la dialectique et la réflexion sur l’être. Il est pris d’un frisson rétrospectif à l’idée que la Providence eût pu le jeter dans les sombres contrées, l’Inde par exemple, auxquelles l’Université concède de la sagesse, du mythe, de la spiritualité, mais point de philosophie. Candide se dit que tout est pour le mieux…
Mais Candide aime lire. Et il voit que tous les savants ne concordent pas. Si Husserl pense que le » chez-soi de l’humanité » est l’Europe, Canguilhem assure qu’il est temps de travailler la philosophie de l’Inde. Et Brice Parain réserve des centaines de pages, dans une « Pléiade », à cette philosophie. Candide est désarçonné. Il suppose que Canguilhem et Brice Parain sont des nullités mais on le détrompe. Ces deux hommes ne sont pas médiocres. Candide se creuse la tête : comment l’illustre corporation des philosophes peut-elle produire des analyses incompatibles ? Et pourquoi ce qui est philosophique chez Brice Parain est-il un baragouin à la Sorbonne ? Candide tombe dans le doute, il a du chagrin mais se console car philosopher, c’est douter, si Montaigne ne s’est pas trompé.
Roger-Pol Droit est de l’avis de Candide. Il doute aussi et prend la piste de l’Inde perdue. Cette piste est décevante car l’Inde, dans nos facultés, dans nos manuels, dans nos esprits, est une absence. Pourtant, Candide et Roger-Pol Droit ne sont pas trop exigeants : ils désirent à peine que l’Occident se soumette à l’épreuve de l’Inde, et qu’il s’interdise d’expulser cette dame de la maison philosophique avant que le procès en ait été instruit. Or ils n’entendent pas l’écho de la moindre discussion.
Le Greph (1), le manuel sacro-saint de Cuvillier, les professeurs de Paris et de Limoges, tous sont d’accord : l’Inde n’existe pas. L’Inde est condamnée sans débat. En philosophie, elle fait tout faux, la pauvre, mais on ne lui a même pas demandé de s’expliquer, si bien que Candide est saisi d’un nouveau doute. Il pressent que ce verdict n’est pas philosophique : c’est une croyance, une doxa, un argument d’autorité, une espèce d’apophtegme.
Acharnés à disputer des effets et des causes, Candide et son camarade posent les questions que les philosophes officiels ont résolues depuis belle lurette sans se donner le ridicule de les poser. Par exemple, Candide s’étonne que la philosophie, dont la marque est l’universalité, ne se soit répandue, par enchantement ou sortilège, que dans un lieu singulier, l’Occident, à l’exclusion de tout le reste de l’humanité. Qu’un universel soit aussi singulier lui parait singulier.
Roger-Pol Droit donne un coup de main à Candide. Il fait un peu d’archéologie et farfouille dans les archives. Jolie récolte. Il constate que la perte de l’Inde est récente. Il y a un gros siècle, Victor Cousin professait que l’Inde est un monde philosophique. Les écoliers français du temps de Louis-Philippe, mieux instruits que les nôtres, apprenaient les systèmes philosophiques de l’Inde. L’Europe consentait qu’elle était bordée d’horizons immenses : la philosophie était plurielle, les pays de la nuit étaient hantés de rationalités, des pensées englouties dormaient dans les sables de l’Orient.
Le cri primal de la philosophie
L’engouement de Victor Cousin s’expliquait par l’Allemagne. En effet, trente ans avant de débarquer en France, la philosophie de l’Inde avait déjà ravagé l’Allemagne. Dès 1800, Friedrich Schlegel proclame : » C’est en Orient que nous devons chercher le suprême romantisme » car » tout est originaire de l’Inde « . Pour Schlegel, l’Inde est le cri primal de la philosophie. Là-bas, sur les bords du Gange, régne le sanskrit, la langue philosophique, la langue d’une pensée primitive, donc parfaite, d’un âge d’or et d’un temps immobile. La crépusculaire Europe serait bien avisée de s’instruire auprès de l’Inde, mère de toute philosophie. La Grèce, même celle de Platon, n’était qu’un couinement de souris,une étincelle, un rien du tout.
On voit que les romantiques allemands en faisaient trop et disaient des bêtises. Ils nuisaient à l’Inde : pour monter sur le cheval philosophique de l’Inde, ils prenaient un tel élan qu’ils passaient de l’autre côté de la bête et s’aplatissaient dans la poussière.
D’autres penseurs allemands, Schopenhauer et même Nietzsche, retrouvent un peu de sang-froid et portent un regard plus grave sur l’Inde. Pour un bref moment, entre l’enthousiasme délirant des romantiques et l’ignorance arrogante du vingtième siècle, on peut s’attendre que les deux moitiés du monde philosophique, Inde et Grèce, au lieu de s’anathémiser, choisiront d’échanger leurs différences. Mais les noces ne seront jamais célébrées car Hegel était passé par là, Hegel qui voit l’Inde comme déraison, songe et hébétude : la Grèce,la Grèce seule, est la terre natale du logos, et la philosophie se voit sommée de rentrer au bercail européen et de ne plus faire de galipettes du côté de Sankara et d’Asanga.
Candide est en forme. Enchanté d’avoir mis la main sur la pensée perdue de l’Inde, il cherche à repérer l’escalier dérobé dans lequel l’Inde a dégringolé, avant d’être reconduite chez elle, dans sa cave ou son cloaque, à grands coups de pied occidentaux dans son derrière mythologique.
Comme Candide est modeste, et qu’il préfére les raisonnements aux croyances, il se borne à montrer quelques fils. Il souligne que l’Occident a seulement retenu du bouddhisme ce qui ressemble à une pensée du néant, à un nihilisme. Comme Quinet, l’Occident n’a vu dans Bouddha qu’un » grand Christ vide « , un sage qui veut » nous guérir de la vie » alors qu’en réalité Bouddha a plutôt prétendu » guérir la vie « . De tout cela, d’un Bouddha éloigné du pessimisme absolu, des prouesses dialectiques de l’Inde ou de sa rationalité, de son questionnement de l’être, quelques textes fulgurants, dont un chapitre de Candrakirti (septième siècle), témoigné ici.
L’ombre de Diderot
Ce livre est gai comme un savoir. Il gambade, se retrouve quand il se perd, fait l’insolent et l’espiègle, ne refuse ni les drôleries, ni l’entourloupette des mots. Il accepte énigmes et incertitudes : même s’il est riche de références et soutenu d’une solide érudition, il nous entraine loin de cette universalité casquée que la philosophie occidentale pratique. Au contraire des magisters, Roger-Pol Droit ne tranche point et tout l’étonne, ce qui nous vaut un dernier chapitre succulent où passe l’ombre de Diderot. L’auteur se coupe en deux, et sesdeux moitiés se chamaillent un peu, comme Diderot avec le neveu de Rameau. L’un doute que l’Inde ait confectionné des philosophes au sens où l’Occident entend ce mot. L’autre convient que la philosophie de l’Inde est différente, Dieu merci, mais qu’elle est avérée et séduisante.
Ils s’accordent à la fin. Ils veulent mettre à la question l’Inde et l’Europe ensemble : pourquoi ne pas traiter des textes bouddhiques exactement comme des textes philosophiques, tenter de les plier aux règles de systématicité conceptuelle, et voir par où ils résistent, comment ils défont ces règles et nous laissent en plan? Sur ce, Roger-Pol Droit prononce la seule phrase mystérieuse de sa réflexion, la dernière, mais qui est belle : il s’agit de « mettre à l’épreuve de l’Autre l’étrangeté du Même ».
A présent, Candide retourne à son jardin. Ce jardin s’est merveilleusement agrandi. Candide décide d’y cultiver, à côté des poiriers et des betteraves, des cocotiers, du bétel, des jujubes, des mangues et des myrobolas.
Gilles Lapouge
Avis « Cités »
Article de Gille Campagnolo paru dans le numéro 36 de la revue Cités (2005)
Sont de nouveau disponibles, en poche depuis 2004, les deux ouvrages de Roger-Pol Droit qui ont sans doute le plus contribué à diffuser auprès d’un large public son programme de recherche (mené au CNRS) sur les « représentations des doctrines orientales chez les philosophes occidentaux » (dixit la quatrième de couverture des deux volumes ; il conviendrait de préciser : doctrines indiennes et bouddhiques). Il n’appartient pas à la recension d’une réédition de discuter à nouveaux frais le contenu d’ouvrages qui ont rencontré le succès, ni leur réception lors de la première parution. En revanche, ils doivent être présentés (et chaudement conseillés, en l’occurrence) en rapport au cadre de leur lecture aujourd’hui. À ce titre, deux questions se posent : d’une part, les changements éventuels dans ses vues que l’auteur signale à l’occasion de la réédition ; d’autre part, l’actualité de l’analyse et, en particulier, des constats dressés naguère, en particulier dans L’oubli de l’Inde – premier en date des ouvrages et, en somme, annonce du programme.
La dénonciation véhémente effectuée en particulier dans L’oubli de l’Inde (Le culte du néant offrant, de ce point de vue, un exposé plus académique et moins pamphlétaire) pouvait être nécessaire pour secouer l’indifférence née d’ignorance et de désintérêt mêlés dans lesquels l’auteur trouvait la pensée indienne laissée par les philosophes de profession. Notre première question conduit donc à demander si l’auteur juge l’analyse alors déployée et le ton employé toujours aussi « justes » ; et notre seconde question, à tenter de cerner si le constat passé semble « objectivement » encore justifié aujourd’hui.
La vertu roborative du style pugnace de Droit est grande. Animé d’un « vertueux courroux » (L’oubli…, p. 65), aussi compréhensible que légitime devant l’enseignement dispensé dans le secondaire et à l’Université (par les « officiels », comme par ceux-là mêmes qui les critiquaient, comme le GREPH dans les années 1980), Droit insistait tant qu’il pouvait, jusqu’au risque de rebuter son lecteur. Ce fut notre cas, il y a longtemps. C’est que la discussion menée par Droit, par ailleurs serrée pour l’ouvrage annoncé comme n’étant « pas destiné aux spécialistes » (L’oubli…, avertissement) et à la documentation foisonnante pour l’autre (Le culte… comporte plus de cent pages d’annexes !), consiste en bien autre chose qu’une simple dénonciation ou un lamento (fonctionnant d’ailleurs comme pendant efficace du désintérêt ambiant : L’oubli…, p. 204 sq.). L’origine de l’oubli manifesté par les « suiveurs », après une période d’enthousiasme dithyrambique dans la première moitié du XIXe siècle (Cousin en France, Schlegel en Allemagne), doit pouvoir se repérer chez les « grands philosophes » eux-mêmes (Hegel, Nietzsche) dont le rôle est d’avoir provoqué ce tournant. Ils sont les objets de « Vues cavalières » (troisième partie de L’oubli…), de chapitres tels « Le néant des bouddhistes » et « L’invention de la faiblesse » (resp. 4 et 9 du Culte…). Cette mise en accusation nous avait éloigné de la thèse – alors que philosophe, chercheur au CNRS, fréquentant l’Asie et locuteur du japonais (pour d’autres motifs que des voyages d’agrément !), nous lui étions presque acquis – par exemple dans l’incrimination de Hegel, dont le « retour » (L’oubli…, chap. 15) était chargé de tous les maux… injustement.
C’est ici que la réédition est vraiment essentielle en permettant de (re)lire L’oubli de l’Inde et Le culte du néant, en parallèle et en gardant présent à l’esprit ce qui est ajouté aux textes dans les préfaces nouvelles qui les agrémentent. Car, si les textes sont repris à l’identique, la préface « Questions restantes » de L’oubli de l’Inde… contient un repentir majeur – en ce qui concerne précisément Hegel (L’oubli…, préface, p. III-VI ; cette reconnaissance était déjà annoncée en 1997 dans les dernières pages du chapitre 4 du Culte…, p. 103-108). Et la préface du Culte du néant (intitulée : « Remarques sur l’Orient et le rêve ») contient, elle, l’interrogation neuve sur les « imaginaires philosophiques » qui précise le sens du programme de recherche initial : « Ce qui m’intéresse n’est donc pas l’imposition de catégories occidentales à un matériau censé s’y dérober, mais plutôt le travail effectué sur des données objectives par l’imaginaire des philosophes » (Le culte…, préface, p. IV).
« imaginaire » d’une philosophie qui est souligné là ouvrent à une lecture renouvelée de l’œuvre. Toujours à partir de la thèse selon laquelle c’est la découverte du bouddhisme qui a entraîné un malaise dans la réception, et finalement l’oubli, des doctrines indiennes, alors même qu’une « renaissance orientale » avait fait florès sur les bords de la Seine comme du Rhin jusque-là, Droit peut suggérer l’idée d’une histoire mutuelle des malentendus interculturels dont il donne l’exemple d’un possible : « De même que des lecteurs japonais pourraient s’intéresser à l’analyse des erreurs occidentales sur le bouddhisme, des lecteurs européens pourraient s’intéresser à des recherches sur l’histoire des difficultés rencontrées par la culture japonaise pour comprendre, par exemple, le christianisme, ou Platon, ou Descartes… » « (Le culte…, préface, p. X).
Une fois cela dit quant à la première question de la révision par l’auteur de son dit d’hier, qu’en est-il, presque vingt ans après la première parution de L’oubli de l’Inde, du constat alors dressé d’ « amnésie » de l’Inde dans l’enseignement philosophique, et de « vertigineux capharnaüm, propre à désorienter tout accès à l’Orient » (L’oubli…, p. 72) dans la diffusion à un public plus large des doctrines orientales ? Certes, des départements spécialisés existent, aujourd’hui comme hier – ils sont même, paraît-il, devenus « à la mode ». Et l’Inde, comme la Chine, devenue d’actualité ! Mais, dans une université que nous connaissons, le Département de chinois, qui a bien des mérites, voisine avec celui où s’enseignent japonais, persan et autres… « Langues diverses », selon l’appellation officielle – on n’aura osé ni « exotiques » ni « bizarres »… L’esprit y est, cependant. Et en philosophie, si mathématiques arabes ou chinoises sont l’objet des chercheurs, les enseignements continuent à superbement ignorer ce qui « s’est passé (pensé) à l’Est ».
Dans le monde de l’édition, qui devrait assurer une diffusion plus large des savoirs et de la pensée, le regret formulé hier par Droit d’absence de collection francophone de « petits classiques de l’Orient » est toujours de mise, alors que les lecteurs anglophones avaient déjà, et ont, encore plus aujourd’hui, à leur disposition (presque) tout ce qui convient à différents niveaux d’étude et d’intérêt. Que cela soit édité dans les pays anglo-saxons, ou directement par des maisons indiennes, telle que la Motilal Banar Sidas qui permet, qu’on soit ou non sanscritiste (mais à condition d’être angliciste !), de lire plus que l’essentiel des textes de l’Inde. Les « problèmes d’étagères » (L’oubli…, p. 70 sq.) des librairies généralistes où le pire (sur-représenté) noie le meilleur (toujours aussi rare) sont identiques à ceux décrits hier – il suffit d’y regarder pour le voir. À noter toutefois qu’il existe des librairies spécialisées en plus grand nombre que l’unique que citait alors Droit (certaines se sont ouvertes, d’autres existaient déjà ; les personnes intéressées sauront gré qu’on leur indique ici celle du coin des rues Gay-Lussac et d’Ulm à Paris).
Du point de vue de l’accès aux textes, la réédition des volumes de Droit est également un bienfait. Elle comporte le même épais appareil critique qu’à l’origine, qui, étant donné la persistance de la situation, est encore très utilisable (un bénéfice de l’absence déplorable de progrès ?) et, par suite, très utile au lecteur qui souhaite s’orienter dans la pensée indienne (« Orientation bibliographique » de L’oubli… ; « Bibliographie chronologique abrégée des publications orientalistes consacrées au bouddhisme entre 1800 et 1890 » dans Le culte…). Les deux volumes peuvent donc ainsi, encore aujourd’hui, servir de vade-mecum introductif et d’avertissement salutaire à qui est prêt à affronter la tâche la plus déstabilisante (et sans doute, par conséquent, la plus belle aux yeux d’un philosophe) – à savoir, celle par quoi Droit concluait L’oubli de l’Inde : « Mettre à l’épreuve de l’Autre l’étrangeté du Même. »
Gilles Campagnolo
Traduction
Plusieurs éditions de l’Oubli de l’Inde se sont succédées
Couv Livre A 1 /1
La première édition de L’Oubli de l’Inde est parue aux Presses Universitaires de France en 1989, dans la collection « Perspectives Critiques »
Couv Livre A 1 /2
Une édition revue et corrigée est parue au Livre de Poche en 1991
Couv Livre A 1 /3
L’édition actuelle, parue dans la collection Points Essais en 2004, comporte une préface inédite, intitulée Questions restantes