La Compagnie des contemporains
J’ai rassemblé dans ce volume certains des entretiens que m’ont accordé au fil des ans, pour le journal Le Monde, des philosophes et penseurs, français ou étrangers, parmi les plus importants de leur génération. Regroupés par chapitres thématiques, ces entretiens peuvent aussi se lire comme une introduction aux idées d’aujourd’hui.
Rencontres avec Henri Atlan, Jacques Attali, Alain Badiou, Georges Balandier, Jean Beaufret, Pierre Bourdieu, Bernard Bourgeois, Monique Canto-Sperber, Cornelius Castoriadis, François Châtelet, François Dagognet, Jean-Toussaint Desanti, Georges Dumézil, Michael Dummett, Jean Duvignaud, Umberto Eco, Gerald Edelman, Jean-Pierre Faye, Michel Foucault, Francis Fukuyama, René Girard, Gilles Gaston Granger, Jürgen Habermas, Michel Henry, Luce Irigaray, Roman Jakobson, Dominique Lecourt, Emmanuel Levinas, Claude Lévi-Strauss, Nicole Loraux, Federico Mayor, Léon Poliakov, François Rachline, Paul Ricœur, Jacques Schlanger, Judith Schlanger, George Steiner, René Thom, Alain Touraine, Jean-Pierre Vernant, Yirmiyahu Yovel.
Odile Jacob, 2002
(traduit en néerlandais)
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Extrait
A propos des entretiens, du journalisme et de la philosophie
L’exercice implique que l’on fasse en grande partie abstraction de soi-même. A un moment ou à un autre, il arrive en effet, inévitablement, que l’on ne soit pas d’accord, que l’on désapprouve tel parti pris ou telle formule, que l’on soit déconcerté ou agacé par tel propos. Rien n’en doit transparaître. Le but du jeu est de mettre en lumière la parole et la pensée de l’autre, pas de donner place à la sienne. En sens, il y a une sorte d’ascèse dans la pratique du journalisme. Non pas une mortification ou un sacrifice, mais bien, comme le signifie en grec ancien le terme aiskèsis, une discipline, un entraînement, une contrainte à laquelle on se plie pour s’entraîner. A quoi au juste ? Peut-être, en l’occurrence, à penser. A combattre la bêtise. A s’approcher en tout cas de cette tentative qui se nomme philosophie.
Evitons d’exagérer. La pratique du journalisme n’est pas tout à fait un exercice spirituel. Mais elle n’est pas non plus, et de loin, cette imposture permanente qu’ont voulu inventer de manière insistante, ces dernières années, des esprits pauvres, ou vulgaires ou hargneux (ou les trois). On aurait tort d’oublier qu’un des rôles importants des intellectuels, et singulièrement des philosophes, fut et demeure de faire circuler des idées. Ce n’est certes pas leur seul rôle. Mais ce n’est pas non plus le moindre. Diffuser, faire connaître, objecter, critiquer, aiguiser le débat, organiser les confrontations, ce ne sont pas des tâches inutiles ni négligeables. Sans doute exigent-elles même, pour être correctement conduites, une intelligence précise des situations et des enjeux.
Car ce ne sont jamais n’importe quelles idées que l’on doit aider à circuler mieux. On s’adresse à tel penseur, pas à tel autre. On lui pose telle ou telle question, pas telle autre. Et ainsi de suite. Pas d’angélisme : la circulation des idées appartient aussi, inévitablement, au genre de la lutte et à l’espace du conflit. Ce sont toujours certains débats qu’on favorise au détriment d’autres, certaines œuvres que l’on fait connaître, et certains points de vue. Et cette situation doit être délibérément assumée. Dans quel monde régulier et parfait, et parfaitement irréel, verrait-on tous les points de vue se valoir, et leur défense également assurée, sans lutte ni affrontement ? Il faut dire clairement que chaque entretien, comme toute activité de la pensée, désigne ses adversaires. De façon directe ou de manière implicite. La vie des idées possède à sa façon une dimension guerrière. Il n’y a nulle raison de l’oublier.
Mais il n’y a pas non plus de raison de caricaturer. On évitera de diaboliser cet inévitable aspect polémique. Conflit ne veut pas dire censure, occultation ou simplement mauvaise foi. Heureusement, il appartient au jeu de la circulation des idées que son fonctionnement réel soit un peu plus compliqué. C’est pourquoi on trouvera ici des penseurs dont il peut se trouver que les adversaires soient mes amis, ou bien les amis des gens qu’il me paraît utile de combattre. Car la circulation des idées, dont l’entretien est une des formes privilégiées, ne se confond pas avec le conflit lui-même. Ceux qui ignorent cette distinction sont frustes, ou dangereux, ou les deux ensemble. Ils ne sauraient en tout cas passer pour philosophes, que ce soit de loin ou de près. Le minimum en effet qu’enseigne le temps passé en compagnie des philosophes, c’est qu’on doit apprendre à vivre dans l’intelligence du désaccord.
Traduction
Traduit en Néerlandais