EN MÉMOIRE DE DESANTI, PHILOSOPHE SILENCIEUX
Un livre aurait dû être au rendez-vous. Il aurait célébré l’anniversaire et rappelé l’œuvre. Car il y a vingt ans jour pour jour, le 20 janvier 2002, mourait le philosophe Jean-Toussaint Desanti (1914-2002). Aux Presses de l’ENS de Lyon, un recueil est prévu, rassemblant des études sur Aristote, Spinoza, Husserl, et sur Merleau-Ponty, dont Desanti fut l’élève. La pandémie a retardé la publication, et surtout le décès brutal de la jeune chercheuse, Marine Picon, qui a travaillé à ce volume. Pour une fois, cette chronique ne mentionnera donc que des parutions anciennes, en hommage à ce penseur connu pour ses silences.
La philosophie silencieuse fut d’ailleurs un de ses titres (Seuil, 1975). Il s’y attaquait aux prétentions des philosophes à surplomber les sciences et à parler à leur place et incitait ses pairs à plus d’humilité, et surtout de méthode. Lui-même avait montré l’exemple avec son ouvrage majeur, Les Idéalités mathématiques (Seuil, 1968), où il s’était mis à l’école des mathématiciens, apprenant leur langage et fréquentant longuement la théorie des fonctions de variables réelles pour en parler en connaissance de cause.
L’homme aussi était silencieux, le plus souvent. Par tempérament, par choix, par sagesse ? Sans doute par une conscience trèsvive que parler n’est jamais neutre. Desanti écoutait, sans mot dire, longtemps. Quand il prenait finalement parole, c’était en visant juste. Il tirait la leçon, et renversait la table, en tout cas ce qui avait pu s’installer, dans la discussion précédente, comme question piégée ou débat pipé. Souvent, il improvisait une fable éclairant tout, une histoire à s’éveiller debout, un mythe de poche.
En fait, ce taiseux par tactique n’avait rien de l’homme austère que ses travaux conceptuels peuvent laisser imaginer. Il y avait en lui un feu contenu, révolte et guerre maîtrisées, mais pas éteintes. Car il avait traversé d’autres mondes que les bibliothèques et les salles de cours, pour avoir été successivement berger en Corse, ami de quelques bandits, résistant, sauveur d’enfants juifs, puis pilier du Parti communiste, intellectuel stalinien dogmatique… avant d’analyser lui-même, plus tard, les mécanismes de son aveuglement, avec une exigence et une lucidité dont il est peu d’exemples (Un destin philosophique, Seuil, 1982).
Comme il se taisait trop, l’envie de le faire parler a taraudé ses anciens étudiants, souvent devenus des amis. Blandine Barret-Kriegel et Pascal Laîné l’ont interrogé (Le philosophe et les pouvoirs, 1976), Dominique-Antoine Grisoni s’est entretenu plusieurs fois avec lui (Réflexions sur le temps et Philosophie et Un rêve de flambeur, Grasset, respectivement 1992 et 1999). Et les mémoires, orales et croisées, du philosophe et de son épouse, la journaliste et romancière Dominique Desanti, sont parues sous le titre La Liberté nous aime encore, avec la collaboration du signataire de ces lignes (Odile Jacob, 2001).
La liberté, conçue comme quête et conquête permanentes, au prix de l’erreur et de l’errance, telle est l’ultime leçon de ce penseur à ne pas oublier. Celles et ceux qu’il a formés et accompagnés sont nombreux et divers. Ils ont toutefois, semble-t-il, ce dénominateur commun : rester rétif aux chapes de plomb des disciplines, ne pouvoir demeurer dans une seule case, se faire explorateurs et passe-frontières. Il se pourrait bien que ce fût à ce doux diable qu’ils le doivent.