UN PETIT DIEU LAID, INCONVENANT, MAIS RÉVÉLATEUR
Il est difforme et obscène. Fils d’Aphrodite, cet avorton exhibe un sexe énorme, en érection permanente. Sa mère incarne la beauté suprême, lui la laideur totale. Il est si encombrant, à tous les sens, que sa mère la déesse l’abandonne. Priape, avec sa virilité rigide, ne sera toujours qu’un dieu mineur. Certes, son effigie est populaire, souvent taillée dans le bois par les paysans pour favoriser les cultures. On trouve un peu partout des statuettes le représentant, jusque dans l’actuel Afghanistan, et sa présence se repère dans quantité de fresques romaines. Malgré tout, il n’eut ni temple ni clergé. Figure de seconde zone, Priape est demeuré une énigme. Sa fonction est resté un mystère. Chez les antiquisants, le dossier n’intéressait personne.
Jusqu’à ce que, dans les années 1970, un étudiant belge eut l’idée, presque saugrenue, de s’intéresser aux dieux antiques exhibant leurs organes génitaux : Baubô, la nourrice qui montre sa vulve pour faire rire Déméter, et Priape, découvrant son phallus érigé, qui conjugue également comique, laideur et inconvenance. Toute sa vie, Maurice Olender a scruté les mystères de ces dieux pas comme les autres. En compagnie notamment de Jean-Pierre Vernant, Marcel Detienne, Nicole Loraux, qui furent ses maîtres, amis et collègues, il n’a cessé de reprendre et d’enrichir sa documentation et sa réflexion. Le chercheur a publié une bonne vingtaine d’études sur Priape, mais jamais l’ouvrage annoncé.
Voici, enfin, ce livre, un grand demi-siècle après ses commencements – posthume, « en puzzle », inachevé, reconstruit par les soins attentifs et savants de Philippe Borgeaud, professeur d’histoire des religions à l’université de Genève. Maurice Olender a travaillé au manuscrit jusqu’à son dernier souffle, avant d’être empêché d’y mettre la dernière main par « des raisons indépendantes de (sa) volonté », comme il l’écrivit peu de temps avant de disparaître, le 27 octobre 2022.
Le résultat est à la fois savant, poétique et subtil. L’enquête érudite recense tout ce qui a pu être écrit sur l’affreux et risible Priape, chez les Anciens et chez les Modernes. On y découvrira par exemple les élaborations inattendues de Justin le Gnostique, qui transfigure le vilain monstre en créateur suprême. On y suivra des comparaisons instructives avec le phallus détaché d’Osiris en Egypte ou le linga de Shiva en Inde. Surtout, la réflexion de Maurice Olender éclaire finement les rôles ambigus de cette figure déconcertante.
« Obscénité pétrifiée », Priape révèle peu à peu sa dimension politique, sociale, culturelle, demeurée si longtemps inaperçue. Il parle indirectement des exigences éthiques et esthétiques de la vie en société, des convenances et de la pudeur imposées au corps des citoyens. Mieux encore, ce petit dieu grec oublié pourrait bien faire entrevoir combien la phallocratie n’est qu’une domination vide, sans pouvoir réel, un pur signe. Thème actuel, et sujet d’avenir…
La grande notoriété d’éditeur de Maurice Olender, créateur de la prestigieuse « Bibliothèque du XXIe siècle », fondateur de la revue Le genre humain a sans doute empêché de comprendre combien il fut aussi, à l’EHESS, un chercheur sans pareil. Attentif aux livres de ses auteurs amis, il n’a pas mis en avant les trésors qu’ils rédigeaient. Il est temps de les découvrir. En commençant par cet étonnant Priape. D’autres suivront.
PRIAPE
Le phallocrate impotent
de Maurice Olender
Édité par Philippe Borgeaud
(en librairie le 17 janvier)
Seuil, «La Bibliothèque du XXIe siècle », 302 p., 24 €