Assassiner des statues
Le saccage de Mossoul a provoqué une émotion planétaire. Statues jetées au sol, démantelées à coups de masse, bas-reliefs arasés, frises détruites au marteau-piqueur, chefs-d’oeuvre uniques et antiques détruits à la meuleuse… Les images du musée vandalisé par les djihadistes de Daech ont fait le tour du monde. Cet iconoclasme à la tronçonneuse a fait l’objet, en quelques heures, d’une condamnation internationale unanime. Reste toutefois à comprendre en quoi, exactement, pareille destruction est profondément criminelle. Ce n’est pas si simple qu’on le croit.
Car l’indignation s’éprouve d’abord comme une évidence massive, qui semble n’avoir aucun besoin de justification. Les vagues objections possibles paraissent bien niaises. Différencier oeuvres d’art et vies humaines, soutenir qu’un vrai crime est d’assassiner des gens et non de disloquer des pierres n’est finalement qu’un truisme à courte vue. Insinuer que l’opinion occidentale s’indigne pour des antiquités cassées bien plus que pour des enfants tués vaut encore moins. Il s’agit en effet de sous-entendre que les élites déshumanisées pleurent volontiers le patrimoine déchiqueté mais restent de glace face à des mères en deuil. Ces inepties – simplement bêtes ou insidieusement malveillantes – sont balayées vite fait par l’indignation et la colère que provoquent les images du massacre.
Mais la question revient : qu’est-ce donc qui se trouve touché ? Sur quoi reposent l’émotion, le malaise, la réprobation ? Est-ce l’amour de l’art, de l’histoire, le goût des musées, la rareté des oeuvres ? Ces données sont présentes, mais j’ai la faiblesse de penser que la vraie réponse se tient sur un registre plus fondamental : celui de la transmission qui fait l’humanité. Les corps disparaissent, les générations meurent les unes après les autres. La transmission de nos inventions, découvertes et créations – techniques, scientifiques, artistiques… – est notre seul rempart contre la mort et le néant. Sans ce passage de siècle en siècle, sans ce relais permanent, chacun de nos « secrets « , comme dit Rousseau, serait « mort avec celui qui l’avait découvert « .
C’est en ce sens qu’Auguste Comte voit l’humanité « faite de plus de morts que de vivants ». De ces humains disparus, mais toujours présents par leurs oeuvres, nous respectons et protégeons les créations, même si nous ne partageons aucunement leurs croyances ni leurs conceptions du monde.
En annihilant les statues sumériennes à Mossoul, les grands bouddhas à Bâmyiân, les bibliothèques à Tombouctou, les djihadistes pensent nettoyer le monde de vestiges idolâtres, détestables et impies. Pour tous les autres, ils provoquent à l’humanité des blessures irréparables, en faisant gagner la mort et la destruction.
Ceci peut permettre de comprendre la diffusion par Daech de cette vidéo. Dans quel but montrer ces images – analogues, dans le domaine de l’art et du patrimoine, à celles des exécutions dans le domaine des corps vivants ? S’agit-il seulement de terroriser, de défier, de faire parler ? Là encore, le ressort principal est sans doute plus profond : il s’agit d’attirer ceux que la destruction excite.
Tout lecteur de Freud a retenu cette leçon : étriper ses semblables, semer la mort et la destruction est l’un des plus puissants désirs humains. Contre ce goût du meurtre et cette jouissance des carnages, la plupart des individus ont construit de puissantes défenses. Mais pas tout le monde.
Celles et ceux qui ont l’assassinat en horreur – qu’il concerne des humains ou des oeuvres – seront donc choqués et repoussés. Malgré tout, à chaque image sanglante, à chaque oeuvre détruite, quelques-uns se trouveront émoustillés, attirés, justifiés. Une tête d’otage brandie par les cheveux, une tête de statue éclatée au marteau ont sur ces amoureux du néant une valeur attractive. Peu importe qu’ils soient relativement rares. Leur nombre, même infime, suffit à augmenter les commandos de la mort. Ces vidéos recrutent ainsi de nouveaux assassins. Il est sûr qu’ils seront plus nombreux bientôt. Il est probable, mais pas certain, qu’ils seront à leur tour détruits, à plus ou moins long terme. La seule certitude, en ces temps sombres, c’est que nous n’avons encore vu que le début du film.