« Dropped » ou les sortilèges du destin
L’accident survenu en Argentine sur le tournage de l’émission « Dropped » suscite une émotion légitime. Le déplacement banal tourne au drame : dix vies brisées, cassées d’un coup, dont celles de trois héros du sport. Brutalité et soudaineté sont certes communes à tous les accidents. Elles s’imposent ici avec une violence spéciale : tout est normal, bêtement banal, d’un seul coup, tout est en flammes, tous meurent, les trajectoires s’arrêtent. Des personnalités – connues, attachantes, voire exemplaires – s’effacent à la seconde du monde des vivants. Il faut s’arrêter sur les arrière-plans de la sidération singulière où nous plonge pareille situation : nous désirons expliquer, avoir les résultats des enquêtes, connaître les causes techniques ou humaines. Pourtant, nous constatons en même temps que quelque chose résiste, que nous ne pouvons pas comprendre.
C’est que nous voudrions donner sens au tragique. Mais ce sens se dérobe dès que nous réfléchissons. C’est l’aboutissement d’une longue histoire, qui a éloigné de notre horizon les croyances au destin. Dans l’Antiquité grecque, son existence était communément admise. Les héros des tragédies n’ont pas en main le cours de leur propre vie. OEdipe, Oreste, Antigone et tant d’autres s’efforcent, par tous les moyens, d’échapper à leur destin. Au lieu de les soustraire à leur sort, les tentatives qu’ils déploient l’accomplissent de mieux en mieux. Le propre du destin était bien d’être sans échappatoire : décrété une fois pour toutes, il devait se réaliser, quoi qu’on fît. Cette croyance a longtemps duré.
Peu importe que ce soit les dieux, les Parques ou quelque puissance occulte qui ait arrêté le sort de chacun. Il suffit que le cours de l’existence ait été fixé, formulé, proféré d’une manière ou d’une autre : « fatum » – le terme latin qui désigne le destin, la fatalité – signifie « dit ». Croire au destin suppose d’admettre que le sort de chacun de nous a été scellé, quelque part, sans que nous en sachions rien. Les penseurs antiques ont disputé longuement de sa vraisemblance, jusqu’à Cicéron et Alexandre d’Aphrodise – auteurs, l’un après l’autre, d’un traité du destin. Plus près de nous, Jacques le Fataliste, le héros de Diderot, y croit encore, non sans ironie : tout ce qui nous arrive de bien et de mal serait écrit « là-haut », notre parcours serait inscrit dans « le grand rouleau « . Les tentatives pour déchiffrer ce texte caché n’ont jamais manqué : divinations, magies et voyances, florissantes hier, le sont encore aujourd’hui.
Pourtant, le paysage mental moderne, dans son ensemble, est profondément différent. Le désenchantement du monde a eu lieu. L’approche rationnelle des causes a triomphé, les sciences exactes ont pris le pas sur les explications ésotériques. Savants et philosophes se sont employés à démonter l’idée de destin, à la remplacer par un monde calculable, constitué d’enchaînements de faits, de suites d’événements objectifs, dépourvus d’intention comme de signification. Un exemple forgé par Spinoza, dansL’ « Ethique « , éclaire nos erreurs de perspective : un passant est tué par une tuile tombant d’un toit sous l’effet de la tempête. Il fallait donc qu’il vienne à cet instant précis, en ce lieu exact, et que la tempête se soit levée, la veille, au loin, etc. Ces causes multiples échappant à notre connaissance, nous nous réfugions dans « la volonté de Dieu, cet asile de l’ignorance. «
Tout serait simple si cette grande clarification rationnelle des Modernes suffisait à purger définitivement notre esprit des sortilèges du destin. En fait, nous continuons à recourir au destin de mille manières – et pas seulement par superstition, croyance religieuse ou défaut de lucidité. Simplement parce que la vision rationnelle et objective ne tient pas face aux émotions. Nous avons beau savoir, en tant que Modernes, que les accidents n’ont pas de sens, qu’ils ne révèlent ni ne recèlent aucune intention, qu’ils ne sont au service d’aucun destin, nous persistons inévitablement à y penser peu ou prou. Nous demeurons donc, pour une part, des Anciens. En fait, nous ne pouvons faire autrement que de rétablir du sens, quitte à le bricoler. Confrontés à l’étrangeté des hasards, à l’injustice des vies désintégrées, à la violence du surgissement de l’absurde, nous retissons nécessairement des récits de destins. Les nôtres ne sont pas identiques à ceux des vieux Grecs, cela va de soi, mais ils remplissent la même fonction : compenser les limites de la raison.