La vraie boîte noire, c’est l’âme humaine
Le pilote Andreas Lubitz a anéanti sa vie, celles de ses collègues et de tous ses passagers. Le directeur de l’école de Villefontaine, dans l’Isère, a saccagé son existence, celles des petits qui lui étaient confiés et de leurs familles. Ces drames ne sont certes pas identiques. Le premier, par son caractère d’exception, soulève un émoi mondial. Le second, hélas plus fréquent, reste un scandale franco-français. Malgré tout, plusieurs traits rapprochent ces deux événements : des innocents sont trahis dans leur confiance, des victimes collatérales demeurent traumatisées, des institutions ont dysfonctionné.
Plus encore, dans les deux cas, cette monstruosité éclatant soudain paraît aujourd’hui très étrange. Comment est-ce possible ? Quelle obscure folie agit ainsi en secret, silencieusement, avant de surgir au grand jour ? Ces questions défient le désir de transparence de notre époque, ses rêves de contrôle parfait des risques.
Dans l’Antiquité, personne ne mettait en relation les actes fous, monstrueux, surprenants et les méandres de l’âme humaine. Pourtant, les horreurs ne manquaient pas : Médée élimine ses enfants, OEdipe trucide son père, Oreste assassine sa mère… entre autres. Mais, chaque fois, ils sont emportés hors d’eux-mêmes. Celui ou celle qui tue, viole, transgresse toutes les lois n’est pas mû du dedans par un désir obscur. C’est du dehors que son destin le pousse au pire. Le héros antique est comme dépourvu d’intériorité propre. Lorsqu’il commet, brutalement, des actes insensés, les Grecs ne le jugent ni responsable ni coupable : « Un dieu s’est emparé de lui », qui contrôle son bras, échauffe son coeur, aveugle sa raison…
La conception d’une intériorité subjective, d’une conscience complexe, à plusieurs étages, si l’on peut dire, ne s’affirmera qu’avec l’essor du christianisme. Saint Augustin est le grand maître, le premier architecte, de ce monde intérieur nouveau. Il décrit, dans « Les Confessions », les profondeurs jusqu’alors insoupçonnées de la conscience : le dedans de l’âme humaine se révèle en quelque sorte infini, habité de cryptes, de grottes, de dédales, de labyrinthes inconnus des Anciens. Dieu y habite aussi bien que le Diable. La lumière y côtoie les ténèbres. Le libre arbitre penche soit d’un côté soit de l’autre, choisit la vie ou la mort, la construction ou la destruction. Mais le cheminement des décisions demeure opaque, impossible à prévoir comme à reconstituer.
Ce schéma a nourri la pensée occidentale jusqu’à une époque récente. De Shakespeare à Dostoïevski, de Freud à Kafka, créateurs et savants n’ont cessé d’explorer les mondes mentaux souterrains, leurs cloaques, leur réseau d’égouts. Une forme de noir secret semblait alors former le coeur de chaque personne. Cette nuit interne a fourni la trame de myriades d’intrigues où s’entrelacent duplicité, trahison, ruse, vengeance, ruminations silencieuses. Au contraire, il n’y a pas si longtemps, notre époque s’est mise à rêver de transparence. Elle s’est convaincue d’en finir avec l’opacité des âmes.
Un fantasme commun, à présent, est de lire le cerveau comme n’importe quelle carte à puce. La pensée bientôt deviendrait visible, lisible, cristalline. Enfin le psychisme serait diaphane, les êtres limpides, traçables et prévisibles. Les conflits souterrains se déchiffreraient donc automatiquement, comme on séquence l’ADN.
Dès lors, les ratés de la transparence ne semblent presque plus tolérables, ni même vraiment compréhensibles. Ce qu’on oublie, ce n’est pas seulement que nous sommes très loin d’atteindre pareil objectif, mais qu’il est illusoire. Mieux vaudrait donc, face aux abysses des actes monstrueux, ne plus répéter en boucle « personne n’aurait cru ça », et nous souvenir que le propre de notre condition est justement cette opacité.
Nul ne sait jamais, en fait, ce que peut un être humain. Si ça se trouve, cette charmante grand-mère dissimule une tueuse en série. Heureusement, les probabilités sont très faibles. Mais elles suffisent pour qu’il n’y ait jamais de certitude. Les âmes humaines sont des boîtes noires. Très différentes de celles des avions : personne ne peut ni les ouvrir ni les déchiffrer intégralement. Et nul ne saurait réellement prévoir, sans erreur aucune, ce qui peut en sortir un jour. Les drames de l’heure rappellent ces vérités, d’autant plus brutalement que nous commençons à les oublier.