ÉLECTIONS, PIÈGE À PASSIONS
Dans quelques jours les présidentielles, puis les législatives. Une fois encore, les urnes attendent citoyens, scrutateurs, analyses, commentaires. Certes, l’agression de l’Ukraine par Vladimir Poutine change tout, et rend inaudible beaucoup de débats et d’arguments. Sans compter la désaffection et le désintérêt croissants envers la politique dont on nous parle depuis tant d’années.
Cette ritournelle de l’apathie décrit-elle toute la réalité ? Rien n’est moins sûr. Militants et sympathisants de tous bords existent toujours. Meetings, manifestations et confrontations aussi. Plus encore, les ambitions, la vanité, l’orgueil, la crainte et l’espoir, le courage ou la témérité, la colère et la rancœur, le mépris et la gratitude – entre autres… – continuent d’échauffer les candidats, et tous ceux qui les soutiennent, ou les combattent. Même l’abstention résulte sans doute de mouvements affectifs plutôt que de leur disparition. Ainsi, « l’importance capitale des passions dans le processus électoral » demeure, comme le souligne, dans La fièvre des urnes, le professeur Laurent Pernot.
L’originalité de son essai est de montrer l’ancienneté et la constance de ces conflits – passionnés, passionnels, parfois passionnants. Au fil d’une promenade au cours des siècles à la fois savante et plaisante, on découvre par exemple que le « candidat » est ainsi nommé parce qu’il revêtait, dans la Rome antique, une toge particulièrement blanche (candida) pour se faire mieux remarquer en allant à la rencontre des uns et des autres sur le Forum. Ces contacts, qui le conduisent à aller et venir (ambire), ont fait naître le terme « ambition », qui signifie d’abord se déplacer d’un côté et de l’autre.
On apprend beaucoup en suivant ce guide alerte, toujours attentif à relier sources anciennes et actualités récentes. Il scrute les textes d’Aristote, de Cicéron ou de Shakespeare aussi bien que ceux de Nicolas Sarkozy ou de Pierre Rosanvallon, consulte des descriptions d’élections signées Balzac, Zola ou Italo Calvino. Il rappelle avec quel lyrisme Victor Hugo décrit la grandeur du scrutin : « il est un jour dans l’année où le plus imperceptible citoyen, où l’atome social participe à la vie immense du pays tout entier, où la plus étroite poitrine se dilate à l’air vaste des affaires publiques. » Il montre surtout qu’il ne faut pas s’imaginer que les élections sont une affaire rationnelle, où les acteurs calculent leurs intérêts bien compris. C’est un jeu d’affects, de sentiments, où les « seuls bons » discours, comme disait Tocqueville, « sont ceux qui émeuvent ».
Cette puissance d’émouvoir se tient au cœur de la rhétorique depuis toujours. Laurent Pernot, professeur de langue et de littérature grecques à l’université de Strasbourg, membre de l’Institut, a consacré de multiples travaux à son histoire. Le plus souvent, la rhétorique, qui s’emploie à emporter la conviction pour conquérir le pouvoir et la maîtrise, est présenté en opposition à la philosophie, laquelle vise la vérité par l’argumentation. La première manipule par la parole d’un seul, l’autre s’efforce de connaître par le dialogue. Ces divergences ont engendré des bibliothèques. Mais on a oublié leurs convergences, et les nombreux auteurs anciens qui les ont entrecroisées et enseignées ensemble. L’historien-philosophe vient de rassembler en un fort volume trente ans d’études dispersées consacrées à ces confluences. Toutes parlent d’un temps où, même dans les discours les plus politiques et les plus passionnels, une part de philosophie demeurait au travail. Et si ce temps, malgré les apparences, n’était pas révolu ?
LA FIÈVRE DES URNES
2500 ans de passions électorales
de Laurent Pernot
Editions de l’Observatoire, 182 p., 19 €
CONFLUENCES DE LA PHILOSOPHIE ET DE LA RHÉTORIQUE GRECQUES
De Laurent Pernot
Vrin, « Textes et traditions », 534 p. , 48 €