LA COLÈRE, SES VERTUS, SES MIRAGES
La colère n’a pas bonne réputation. Le plus souvent, elle est jugée inutile, quand ce n’est pas inconvenante, néfaste ou même funeste. Perturbatrice et aveuglante, elle conseillerait mal. Bref, il n’y aurait rien à en attendre, sauf des égarements et des erreurs. Ce mépris est-il justifié ? Et si la colère était une ressource méconnue, incomprise, systématiquement disqualifiée ? Contre l’habituelle et insistante dépréciation qui la vise, ne faudrait-il pas entreprendre de réhabiliter la rage, de montrer enfin ce qu’elle contient de vital, de digne, de créatif ?
C’est la tâche entreprise, dans son premier essai, par la jeune philosophe Sophie Galabru. Petite-fille de l’acteur Michel Galabru (1922-2016), agrégée et docteur en philosophie, elle signe aujourd’hui, après des travaux sur la pensée d’Emmanuel Levinas, Le visage de nos colères. Faire l’éloge d’un affect habituellement jugé négatif, et vilipendé de mille manières, suppose un changement de regard complet, et donc intéressant. Il s’agit d’abord d’admettre la réalité de colère, plutôt que l’écarter, puis de scruter sa richesse. Cessons de croire qu’elle nous égare, avisons-nous qu’elle peut nous guider. Cessons de la réprimer, tentons de la creuser.
Pour découvrir quoi ? Un bouleversement corporel, évidemment, une émotion qui submerge. Mais, selon Sophie Galabru, il faut voir dans ce raz-de-marée un signe de santé, un sursaut des corps vivants contre les blessures infligées à leur dignité. Dans le sillage de Camus scrutant L’homme révolté, la colère est ici conçue principalement comme l’indice d’une offense faite à la justice. Protestant contre un abus d’autorité, s’insurgeant contre une iniquité manifeste, la colère montrerait donc le vrai visage des humains, se rebellant contre la domination, défendant leur liberté. Loin d’être aliénation, cette juste rage désignerait le chemin de l’émancipation.
Ce qui conduit l’auteure à une série de variations anti-autoritaires, magnifiant successivement les colères respectives des enfants contre le pouvoir des familles, des adolescents contre la domination des adultes, des femmes contre le joug du patriarcat, des artistes contre l’ordre bourgeois, des exploités contre le capitalisme, sans oublier les Gilets jaunes et les anti-pass… Sans doute certains trouveront-ils sympathiques ces litanies dans l’air du temps. Elles paraissent pourtant bien convenues, et finissent par fausser un projet philosophique, qui au départ était intéressant.
Réhabiliter la colère, y trouver une énergie créatrice, y discerner une impulsion vitale œuvrant à restaurer la justice, voilà en effet qui mérite attention. A condition toutefois de ne pas tomber trop vite dans le piège de l’unilatéralité, qui conduit à privilégier de bonnes colères supposées en écartant celles qui deviennent indésirables. Pourquoi ne pas s’intéresser aussi aux rages des parents face aux enfants rétifs, à l’ire des vieux face aux adolescents, aux fulminations des machos contre les féministes, à la fureur des médecins contre les antivax, à toutes les colères des tenants de l’ordre contre les fauteurs de troubles ? Confronter ces colères, qui s’enclenchent au nom d’une autre vision de la justice, à celles des rebelles, aurait été judicieux. Plus compliqué, évidemment. Mais analyser leurs conflits entrecroisés est aujourd’hui indispensable.
LE VISAGE DE NOS COLÈRES
de Sophie Galabru
Flammarion, 320 p., 20,90 €