Entretien avec Andrea Marcolongo : « Savoir résister quand tout s’effondre »
Elle est passée, presque du jour au lendemain, de l’ombre à la lumière. L’immense succès mondial de La langue géniale – publié en italien en 2016 chez Laterza, traduit depuis en 27 langues et vendu à des centaines de milliers d’exemplaires – a fait d’Andrea Marcolongo une star inattendue. La jeune professeure de grec ancien a montré depuis que cette révélation n’était pas un feu de paille. De livre en livre, explorant de grandes œuvres de l’Antiquité, elle a imposé un style très personnel, alliant érudition sans faille et sensibilité à fleur de peau. Son nouvel essai, L’art de résister, qui vient de paraître chez Gallimard, scrute l’Enéide de Virgile en l’éclairant d’une lumière contemporaine.
Ce poème épique, il faut le rappeler, enseigne à endurer les crises : sortant de Troie en flammes avec son jeune fils et son père impotent, Enée doit traverser la Méditerranée à la recherche d’une nouvelle patrie. Après sept années d’épreuves, il fait naufrage à Carthage, où il s’éprend de la reine Didon. Elle se suicide quand Enée la quitte pour poursuivre sa mission. Arrivé en Italie, il mène une longue guerre ouvrant la voie à la fondation de Rome.
- Virgile est célèbre, mais pas populaire. Pour quelles raisons ?
Comme presque tout le monde, j’ai rencontré Virgile pour la première fois au lycée. Et je l’ai retrouvé évidemment à l’université au cours de mes études de lettres classiques. Mais je n’avais jamais véritablement ressenti ce qu’Enée et l’Enéide avaient d’admirable. C’est toujours Homère que l’on aime, c’est à Ulysse, ou Achille, que l’on s’attache. Jamais, autour de moi, je n’ai entendu personne dire qu’Enée était son héros préféré ! Même s’il a fondé l’Italie, et préparé l’essor de l’empire romain, il n’est pas vraiment admiré, ne suscite aucune ferveur.
- Alors, comment l’avez-vous redécouvert, et lu avec d’autres yeux ?
Je travaillais déjà à ce livre quand la pandémie et le confinement m’ont fait comprendre que le poème de Virgile, qui évoque avant tout une histoire collective, la vie d’un peuple, et pas simplement celle d’un héros, se perçoit très différemment dans une période de crise. Quand tout va bien, que le monde est stable et que le bien-être et la sécurité règnent, on préfère Homère. Quand des malheurs s’annoncent et que la peur s’installe, c’est vers Virgile qu’on peut se tourner, parce qu’Enée est le héros qui enseigne avant tout à tenir debout, malgré tout, à résister quand tout s’effondre.
- Cet « art de résister » dont Enée constitue selon le modèle, en quoi consiste-t-il ?
Être sérieux, faire ce qui doit l’être, sans céder à l’abattement, au chagrin, au désespoir. C’est pourquoi ce n’est pas un héros spectaculaire ni éclatant. Il remplit sa mission, quoi qu’il advienne, sans se laisse abattre, sans céder au désespoir, sans s’abandonner à la douleur. Si on le lit dans une période où tout va bien, on pourra lui reprocher d’être terne, austère, et même plutôt triste, incapable par exemple de vivre sa passion amoureuse. En revanche, quand tout va mal, on admire sa grandeur, qui consiste avant tout à ne pas agir pour lui-même mais pour les siens – son vieux père, son fils, son peuple – et pour leur avenir. Il traverse toutes les souffrances du présent pour préserver un futur différent. C’est un héros pour temps de crise. Virgile l’a conçu à un tournant de l’histoire de Rome, le déclin de la République et la naissance de l’Empire. Dante l’a magnifié à un moment où les cités italiennes traversaient une crise politique majeure. Nous le retrouvons dans les effondrements qui nous menacent.
- Notre relation aux œuvres antiques dépend-elle donc de notre époque ?
Bien sûr, nous lisons dans les œuvres du passé ce dont nous avons besoin en raison de notre présent. C’est pourquoi il faut éviter d’installer les classiques dans une position d’altérité inaccessible. Ils n’habitent pas un autre monde, exotique ou amusant. Ils exigent aussi que nous nous définissions par rapport à eux. Sur ce point, l’Enéide a connu une histoire très particulière, faite de temps de gloire et de périodes d’oubli. Si elle nous parle aujourd’hui, ce doit être aussi parce qu’elle fournit un modèle original pour penser l’identité culturelle. Enée est à la recherche d’une patrie, mais ce n’est pas un colonisateur. Il ne fondera pas une seconde Troie, un empire semblable à celui qui s’est effondré. Il enseigne à sa manière qu’il est nécessaire de savoir d’où l’on vient et de transmettre son héritage culturel, mais sans être pour autant crispé sur la reproduction de son identité. Sa capacité de métissage n’est pas un reniement. Dans le contexte actuel, c’est une leçon de première importance.
- Qu’est-ce qui vous a surpris, en revisitant ce poème épique ?
Sa fonction politique ! Nous avons du mal à imaginer que ce fut, il y a 2 000 ans, un outil de campagne électorale. Pourtant, ce fut le cas. Auguste a commandé le poème à Virgile pour imposer son pouvoir. Et ce poème était lu par un très vaste public, il constituait un véritable outil de communication politique, ce qui suppose un niveau poétique dans la société qui, à présent, paraît inouï.
- L’humain antique était-il si différent de celui d’aujourd’hui ?
Biologiquement, il était exactement le même. Culturellement, presque tout a changé. Ce qui nous manque le plus est sans doute la croyance. Je ne parle pas simplement d’une foi religieuse ni d’un sens du sacré, mais de ce qui donne sens à l’existence : la croyance en un futur collectif, la confiance envers l’aventure humaine, la ferme résolution d’assurer une transmission de valeurs aux générations suivantes. Ne plus croire en rien, et ne vivre que dans la précarité de l’instant présent, ce n’est pas humain. Nous avons tous besoin de croire en quelque chose pour tenir. Si non, nous ne pouvons résister.