ET SI ON REVENAIT A LA MAISON ?
Les philosophes ont négligé les maisons. Vie domestique, intimité du chez soi ne furent jamais leur grande affaire. Les relations sensibles que l’on construit jour après jour envers ce lieu central – où l’on cuisine et mange, où l’on aime et dort, où l’on se lave et rêve… entre autres – n’ont pas spécifiquement retenu l’attention des grands penseurs occidentaux. Ils ont privilégié l’espace public et la ville, scruté les assemblées, les places du politique. Ou bien ce furent musées, théâtres et salles de spectacle qui retinrent leurs analyses – toujours des lieux urbains, socialisés, partageables par tous. La philosophie serait-elle affaire de villes, et non de maisons ?
C’est ce que suppose le philosophe Emanuele Coccia au seuil de son nouveau livre, Philosophie de la maison, destiné évidemment à corriger cette amnésie. « La modernité philosophique a tout misé sur la cité », écrit-il, avant de souligner combien « nous avons besoin de penser la maison ». Il s’y emploie donc. Et d’abord avec bonheur, au fil d’analyses originales et singulièrement fines, centrées sur nos manières d’apprivoiser ces pièces où d’autres vécurent avant nous, examinant les tactiques infimes déployées pour que murs, couloirs, lumières commencent à nous ressembler.
Dans ces méditations sur les salles de bains ou le peuple des objets, sur la maison comme « réalité morale » plutôt que construction en béton, on retrouve avec plaisir la délicatesse et l’acuité de ce penseur-écrivain que des essais remarquables ont fait connaître, comme La vie sensible et Le Bien dans les choses (Rivages, 2010 et 2013). Emanuele Coccia est de ceux qui pensent à partir de sensations et d’affects plutôt que de concepts et démonstrations, et tissent leur philosophie à leur biographie. S’il s’intéresse aux maisons, c’est aussi parce qu’il totalise déjà, de l’Italie aux Etats-Unis, en passant par l’Allemagne et la France, pas moins de trente déménagements et emménagements.
Ce sens du sensible fait son charme, sa vraie singularité, parfois son point faible. Car son élan le conduit ici, un peu trop vite, à voir de la « maison » partout – dans les vêtements, l’écriture, les réseaux sociaux… -, au risque qu’il n’y ait plus de maison nulle part, si tout est maison, de l’appartement à la planète. On retrouve également, dans cet essai, son autre veine d’inspiration, développée dans La vie des plantes et plus encore dans Métamorphoses (Rivages, 2016 et 2020), qui rêve de supprimer toutes les différences, de rendre indiscernables les espèces et les identités. Au risque, cette fois, d’aboutir à une recommandation aussi risible que celle-ci : « Nous devrions apprendre à construire des maisons dans lesquelles nous ne savons plus si nous sommes des humains, des canaris, des chats ou des ficus. » Diable… quel architecte pourrait donc relever pareil défi ?
Revenir à la maison est fort louable, mais revenir à la raison n’est pas inutile non plus. Il faut donc lire cet essai, pour la pertinence de ses questions, en laissant de côté, si possible, la fantasmagorie de ses réponses. Le champ d’investigation qu’ouvre une philosophie de la maison est en effet suffisamment vaste pour renoncer à opérer, entre quatre murs, la fusion de la faune, de la flore et de l’humanité. La maison est un univers, voilà une évidence nouvelle à explorer. Elle se confond avec le cosmos, voilà une hallucination à dissoudre.
PHILOSOPHIE DE LA MAISON
L’espace domestique et le bonheur
(Filosofia della casa)
d’Emanuele Coccia
Traduit de l’italien par Léo Texier
Bibliothèque Rivages, 206 p., 18 €