OBJECTIF : MULTIPLIER LES CONFUSIONS

Donna Haraway est exemplaire. De quoi ? C’est toute la question, car plusieurs réponses sont envisageables. Elles ne donnent pas la même image de cette intellectuelle née en 1944 à Denver (Colorado). On peut dire qu’elle est exemplaire de la pensée post-moderne, qu’elle inspire aussi bien des mouvements féministes, animalistes, antispécistes que transgenres. Professeur émérite à l’Université de Californie à Santa Cruz, Donna Haraway a enseigné la biologie, l’histoire de la conscience, les études féministes. Les huit volumes qu’elle a publiés, aujourd’hui presque tous traduits en français, ont assuré sa notoriété.
Le fil directeur de son œuvre, relativement facile à lire, car elle multiplie récits pittoresques et expériences personnelles, est l’idée de rencontres plurielles et de symbioses mobiles. Contre l’essentialisme, le naturalisme, les identités fixes, Donna Haraway prône des fusions temporaires, des confusions entre les genres, entre les espèces, entre les corps et les machines. Voyant dans les pensées objectives et universelles des instruments de domination – toujours forcément « masculine, blanche, hétérosexuelle, humaine » – elle préconise une « connaissance située », indéfiniment partielle et temporelle.
C’est donc une série de vues mobiles et changeantes que présente Quand les espèces se rencontrent, paru en 2008 aux Etats-Unis. Il y est beaucoup question de l’amour fou entre Donna Haraway et sa chienne Cayenne, et des compétitions sportives auxquelles toutes deux participent. Le sport en question, dénommé agility, consiste en un parcours d’obstacles qui se complique de niveau en niveau. Les chiens surmontent l’épreuve en compagnie de leurs humains d’adoption. Né dans les années 1970, l’exercice s’est répandu depuis dans de nombreux pays.
Ce loisir insipide, exemplaire des passe-temps sans intérêt, donne lieu à longueur de pages à des considérations sans fin sur la « chorégraphie ontologique », la « symbiogénèse » et toutes les « figures » éphémères que dessinent les entrecroisements fortuits, et bien entendu bouleversants, de Donna et de Cayenne, de leurs biotopes et de leurs intuitions. Le but permanent est de combattre le « classique fantasme culturel de l’exceptionnalisme humain », considéré comme source de tous les maux, de tous les malheurs, toutes les indignations vertueuses destinées à le combattre.
Cette apologie des conjonctions inter-espèces, des fusions entre organismes, de la multiplicité de contacts mobiles peut paraître sympathique, si on la croit exemplaire d’une pensée s’opposant à tout ce qui fige et assigne à résidence. Si au contraire on y voit s’annoncer le règne de l’indifférencié, de la confusion mentale – et même de la « boue » et de « l’humus » dont Donna Haraway chante l’avènement ultime -, alors il faut conclure à une déroute exemplaire de la pensée.
Car tout le langage et la logique ne fonctionnent que sur des séparations, des distinctions, des délimitations. Il en va de même des relations entre individus, entre espèces, entre groupes. Favoriser les rencontres est louable. Multiplier les confusions, en revanche, est funeste. Ce clivage, très profond, se tient au cœur de nombreux débats en cours. Soit on rêve d’effacer les contours des identités, des idées, des savoirs, au risque que le monde ne soit plus que compost. Soit on comprend que des séparations constituent la condition première des relations, des unions, des alliances – en tout domaine.
QUAND LES ESPÈCES SE RENCONTRENT
(When Species Meet)
de Donna Haraway
Traduit de l’anglais par Fleur Courtois-l’Heureux
Les Empêcheurs de penser en rond, 476 p., 24 €