Nous sommes tous en porte-à-faux !
Regardez et vous verrez que le porte-à-faux concerne pratiquement tout le monde. Hommes politiques mobilisés par leurs rivalités plutôt que par les angoisses quotidiennes des Français, entrepreneurs en avance ou en retard sur l’évolution des marchés, piégés par la routine ou bien l’excès d’innovation, intellectuels cherchant les caméras, préoccupés de leur image plus que de l’époque ou de l’avenir… Et tant d’autres ! Journalistes dans leur bulle, qu’ils prennent pour le dehors, artistes dans un monde frelaté, bâti pour gloire et fortune, scientifiques dans leur recherches, leurs réseaux et leurs revues, ignorant le reste…
La liste pourrait s’allonger. Partout semblent dominer querelles déconnectées, discours à côté de la plaque, actions dans le vide. On dirait bien que le porte-à-faux est général, omniprésent, universel. Mais qu’est-ce au juste ? Et surtout est-ce grave ?
Pour définir le porte-à-faux – terme employé notamment en architecture, en mécanique, en odontologie, il faut revenir à son sens premier et physique : un risque de déséquilibre par manque de soutien et par défaut d’aplomb. Il y a porte-à-faux, rappellera le géomètre, quand le centre de gravité va quitter le polygone de sustentation, rendant la chute possible. Ou bien quand un élément repose sur une pièce sans soutien, dira l’architecte. Une travée au-dessus du vide, une poutre sans étai, une excroissance sans support se trouvent ainsi en porte-à-faux. Chaque fois guettent des risques d’effondrement, parce que les stabilités directes sont perturbées. Le porte-à-faux indique une fragilisation. Il semble annoncer la chute. Pourtant, ce n’est pas si simple.
En effet, si l’on y regarde de plus près, tout mouvement et toute action contiennent une phase en porte-à-faux. L’homme politique prend le risque de tracer une ligne à suivre en proposant des initiatives nouvelles. Elles peuvent d’abord surprendre, choquer, sembler loin des attentes immédiates. L’entrepreneur doit risquer et innover pour réussir, donc se mettre en porte-à-faux. Il en va de même, mutatis mutandis, des journalistes dans leurs investigations, des artistes dans leurs élucubrations, des chercheurs dans leurs expérimentations… Personne, en fait, ne fera jamais rien d’intéressant sans se mettre en porte-à-faux. Création, politique, pensée passent par cette phase. Ce n’est pas une déviance, un ratage, mais d’abord une condition d’existence et d’exercice.
Ernest Renan le savait fort bien. Ce penseur majeur – qu’on a tort de ne plus lire – écrivait dès 1848, dans « L’Avenir de la science » : « Ce n’est pas d’aujourd’hui que le bonheur et la noblesse de l’homme reposent sur un porte-à-faux. « Sans doute faut-il aller plus loin, affirmer que tout repose sur le porte-à-faux, en le considérant – il faut y insister – non comme un accident, une erreur de parcours, mais bien comme le premier temps indispensable de toute action. Il y a donc une grandeur du porte-à-faux, liée à la prise de risque, où l’on avance seul et sans soutien, au-dessus du vide. Et si l’on tombe ? On s’est trompé – ou on a eu raison trop tôt, ce qui revient pratiquement au même.
Inutile, en fin de compte, d’éviter le porte-à-faux. Cultiver l’aplomb parfait, solide, sans risque, c’est choisir la sécurité trompeuse du conformisme, la garantie de l’immobilisme qui mène à l’échec. La vraie difficulté est bien sûr d’éviter le passage du porte-à-faux – toujours nécessaire, éventuellement fécond – à la chute dans le vide. Si l’on chemine trop loin, trop seul, trop en rupture, la trajectoire se termine mal – dans la défaite et dans l’oubli.
Eviter ce piège est certes affaire d’habileté, de discernement, de sagacité. Mais on ne peut oublier que c’est également, pour une large part, une question de chance. Pour Machiavel, c’était 50-50 : la réussite des princes et des cités, plus largement l’histoire des hommes, combine à parts égales les aléas de la fortune, déesse du hasard, et les actes relevant de la « virtú », la volonté ingénieuse, productrice de stratégies et de tactiques. Voilà qui pourrait s’appliquer aux innombrables porte-à-faux qui forment l’actualité des leaders politiques et des autres. L’histoire et la vie sont en porte-à-faux, d’une certaine manière. Pour qu’elles ne sombrent pas, il faut continûment une vigilance lucide.. et quelque heureux concours de circonstances.