Grandeur et limites de l’apaisement
Nous devons vivre dans une société apaisée », déclarait en début de semaine le président de la République, en parlant du dialogue social, après les violences à Air France. Mais son propos, à l’évidence, se voulait plus général. Ce voeu ou ce projet d’une France apaisée a rencontré aussitôt, ces derniers jours, les démentis de la rue. Que ce soit à La Courneuve, où le chef de l’Etat a reçu un accueil divisé, devant les palais de justice, où manifestèrent les avocats en grève contre les modifications de l’aide juridictionnelle, ou encore durant les émeutes de Moirans, qui ont évoqué la guérilla hors contrôle plus que la paix civile et l’ordre républicain. On pourrait certes renchérir, affirmer que l’apaisement n’en est que plus souhaitable, d’autant que ces signes de tension succèdent à quantité d’autres. Mais de quel apaisement parle-t-on ?
Ce n’est pas l’idée soutenue pendant la campagne de 2012. Le candidat socialiste voulait alors se démarquer du président sortant, jugé trop clivant, accusé même de dresser les citoyens les uns contre les autres. Aujourd’hui, l’objectif d’une France apaisée se présente comme appel à la tolérance, au vivre-ensemble, à l’ordre républicain. Contre la montée spectaculaire des tensions – en France, en Allemagne, et dans d’autres pays d’Europe -, contre le durcissement des populismes, des racismes, des volontés d’exclusion, contre les affrontements et les désordres, dont chaque jour apporte de nouveaux exemples, il semble légitime de rendre à nouveau visible, et surtout désirable, à l’horizon, l’image d’un pays réconcilié, débarrassé de ses guerres intestines et de ses querelles permanentes. Est-ce toutefois si simple ? Il n’est pas du tout certain, si l’on y regarde de plus près, que l’apaisement n’ait que des avantages.
En effet, impossible d’oublier que les conflits, discordes et affrontements sont irréductibles et ne sont pas forcément néfastes. D’autant qu’il existe, de manière non moins universelle, des liens humains, des solidarités et volontés de paix. Le réel – qu’il soit français, européen ou mondial – tisse ces fils opposés et vit de leur tension, qui constitue le fond des sociétés aussi bien que des vies individuelles. Les penseurs de l’Antiquité le savaient bien : Héraclite affirmait déjà que « le conflit est le père de toutes choses », Platon et Aristote n’ignoraient pas que la sédition est au coeur de la cité. Les Modernes l’ont redit à leur manière : Marx avec la dialectique et la lutte des classes, Nietzsche avec les combats des faibles et des forts, Freud avec l’antagonisme des pulsions de vie et des pulsions de mort, actif dans le psychisme des individus comme dans l’évolution des cultures. Sous des formes dissemblables, ils enseignent tous que la paix est forcément relative, éphémère et partielle. En d’autres termes, l’apaisement, s’il est souhaitable, a nécessairement ses limites.
En fait, un apaisement complet, un calme intégral et parfait, équivaut purement et simplement à la mort. Dans l’Allemagne du siècle des Lumières, « A la paix perpétuelle » était l’enseigne d’une taverne située le long d’un cimetière : elle se moquait du projet de Kant, qui voulait faire régner en Europe une concorde éternelle. La seule paix durable, la seule société tout à fait apaisée, est celle des tombes. Les vivants, eux, entretiennent discordes et dissensions. Si l’on constate qu’il n’y a pas de vie sans tensions, pas d’Etat sans conflits, alors il faudra aussi comprendre qu’il n’existe ni pensée ni action sans une intranquillité fondatrice. Querelles et contradictions sont le lot commun. Elles font avancer l’histoire, au prix parfois du chaos… S’il faut alors calmer le jeu, jamais on ne saurait confondre retour au calme et sédation profonde.
En Europe, des pays autrefois apaisés – relativement -, comme le Danemark, l’Islande ou la Suisse, sont aujourd’hui travaillés de tensions nouvelles, relatives en particulier à l’islam et à l’immigration. Jamais la France, plus divisée et plus sanguine, ne leur a réellement ressemblé. Jamais non plus elle ne l’a vraiment souhaité. Car vivre en démocratie est un équilibre instable : il s’agit d’endurer les heurts multiples et inévitables des intérêts et des opinions en concurrence, d’en saisir les conséquences fécondes, tout en veillant à encadrer les débordements et à limiter la casse. Il me semble bien que cela s’appelle, depuis bien longtemps, la politique