Les mots de « La Marseillaise »
Combien de fois l’a-t-on chanté en 2015 ? Des attentats de janvier à ceux de novembre, le vieil hymne est omniprésent, cette année. Choeur solennel à l’Assemblée nationale, voix unanimes des députés et sénateurs au Congrès à Versailles, chants spontanés de groupes anonymes, place de la République comme en mille autres lieux : tout le monde, ou presque, reprend « La Marseillaise « . Aujourd’hui même, dans la cérémonie d’hommage aux victimes des attentats du 13 novembre, la cour des Invalides la verra retentir une fois encore, mais comme chargée, désormais, d’un sens nouveau. Pourtant, il y a bien longtemps que ce chant guerrier ne faisait plus vibrer. Hier encore, l’hymne national était critiqué, raillé, contesté ou carrément oublié. En peu de temps, il est redevenu symbole d’union, de rassemblement, de résistance. Son appel à la mobilisation était devenu inaudible. Il commence à être réentendu. Malgré tout, les paroles de « La Marseillaise » sont si familières, mécaniquement répétées, qu’on ne perçoit pas forcément leur pertinence pour aujourd’hui ni les pièges anachroniques à éviter. Pourtant, dès qu’on y prête attention, des proximités singulières avec l’actualité sautent aux yeux. Des écarts profonds également.
C’est une marche de guerre, mais pour la défense des libertés. Elle parle d’armes à manier, de combats à mener contre des agressions sanglantes, mais aussi de tyrannie à combattre, de lutte pour préserver la vie hors des chaînes, celle des citoyens qui refusent d’être esclaves. Pas besoin de dessin : cette situation est bien, à présent, la nôtre. Mais les paroles et perspectives du texte datent aussi de 1792, de l’armée du Rhin, puis des troupes de la République en guerre contre l’Autriche. Nous ne savons plus vraiment ce que furent les « enfants de la patrie « , au sens qu’avaient ces mots pour Rouget de Lisle, pour Robespierre ou Marat. Le « jour de gloire » qui est « arrivé « ne nous parle que confusément. Il ne désigne pas le quart d’heure de célébrité que promet Andy Warhol, mais l’exploit militaire victorieux, l’apothéose du héros mourant les armes à la main, comme déjà chez Homère, et encore chez Corneille. Nous en sommes loin…
Nous voilà très proches, en revanche, des vers qui suivent : « Ils viennent jusque dans nos bras égorger nos fils et nos compa gnes « . C’était naguère une sorte de rhétorique kitsch. On sait d’expérience, à présent, que c’est une réalité qui peut surgir, faite de cadavres en terrasse, de morts amoncelés dans leur sang dans une fosse d’orchestre devenue fosse commune. On comprend également que c’est bien alors la tyrannie qui se lève contre nous, contre les libertés que nous nous sommes données. Les despotes qui menacent ne sont plus les monarques, les autorités d’Ancien Régime. Ce sont les djihadistes islamistes, dont le projet explicite est bien de nous « rendre à l’antique esclavage « (deuxième couplet), en détruisant les libertés d’expression, de pensée, de religion, l’égalité des hommes et des femmes qui sont devenues les piliers de nos existences.
Dans ce paysage, on a l’impression que le « sang impur « fait tache, si l’on ose dire. Son interprétation a fait couler beaucoup d’encre, et la polémique n’est pas close. Il semble bien, en tout cas, qu’il soit faux d’y voir un racisme, l’affirmation d’une quelconque infériorité biologique des ennemis. Dans le vocabulaire des révolutionnaires, de Marat à Hébert, le « sang » est moral et politique : celui des républicains est « pur », c’est-à-dire vertueux, celui des monarchistes « impur », c’est-à-dire vicieux. Si un soldat ennemi déserte et passe aux troupes républicaines, « le sang de ses veines s’épure, et il cesse d’être un esclave « , soulignera Jaurès – meilleure preuve que ce n’est pas une affaire corporelle ou physiologique…
Il faut aussi scruter les couplets de « La Marseillaise » qu’on ne chante jamais, car ils contiennent, à côté des appels au combat, des rappels à la justice. Il ne s’agit pas d’exterminer aveuglément les adversaires. « Français, en guerriers magnanimes/Portez ou retenez vos coups ! » précise le cinquième couplet. Les ennemis véritables des citoyens libres sont les « despotes sanguinaires ». Ce ne sont pas leurs soldats, qui ne sont eux-mêmes que de « tristes victimes » de la barbarie de leurs maîtres. « La Marseillaise » prescrit donc de venger les morts avec détermination, mais aussi avec discernement. Ce n’est pas inutile à rappeler.