« Ils rient de tout, jusqu’où ? » : au IIe siècle, Lucien de Samosate se moque d’un suicide
Lucien de Samosate (v. 120-v. 180), c’est Voltaire dans l’Empire romain. Il affirme sans vergogne être né « chez les Barbares ». Il est vrai que Samosate, dans le sud de l’actuelle Turquie, près du fleuve Euphrate, est loin d’Athènes et que la langue maternelle de Lucien n’est pas le grec. Il manie pourtant la prose athénienne à la perfection et devient un écrivain inventif et caustique, à l’humour ravageur. Il pourfend la superstition comme l’auteur de Candide, démasque les impostures des lettrés et les postures de tout le monde – en particulier celles des philosophes.
Pour se moquer d’eux, la verve de Lucien n’est jamais en panne. Il imagine un marché aux esclaves où l’on vend des maîtres à penser. Aristote, trop ennuyeux, ne trouve pas preneur… Ou bien il esquisse la silhouette d’un disciple en quête d’école, qui ne sait vers laquelle se tourner et s’efforce bravement de les essayer toutes, en allant de désillusions en déceptions. Il peint encore la grosse colère de Philosophie, fille de Zeus, qui retourne sur l’Olympe très déçue du comportement des hommes : ils ne l’écoutent pas, n’en font qu’à leur tête.
Son imagination acide injecte une forte dose d’humour dans la pensée antique. Comme il se trouve que la plupart des philosophes manquent fortement de cette qualité, l’œuvre de Lucien de Samosate est un bonheur. Presque toujours. Car elle contient également des stridences, fausses notes et crispations qui interrogent sur la nature même du rire et sur les limites du risible.
Le mépris de Lucien
Meilleur exemple : le suicide par le feu du philosophe Peregrinus Proteus, en 165 de notre ère. Ce personnage a réellement existé, mais on ne possède qu’assez peu de détails de sa biographie. Il semble avoir été chrétien, puis avoir abandonné le christianisme pour rejoindre l’école des cyniques. Bien que ces formes de transfuge soient encore peu connues, son cas n’est pas unique. Aux Jeux olympiques, il avait annoncé qu’il se donnerait la mort aux Olympiades suivantes, et il tint parole, quatre ans plus tard. Il fit donc édifier un bûcher à l’écart d’Olympie, parce que le lieu ne pouvait être souillé par un cadavre. Et, le jour dit, une fois le feu crépitant, y entra résolument.
On peut penser ce qu’on veut des motivations de cet ascète, les juger obscures, les trouver respectables ou ridicules, mais il est difficile d’être aussi méprisant que Lucien. Celui-ci se moque de l’odeur infecte du bûcher, de sa puanteur de viande calcinée, ce qui n’est pas du meilleur goût. Surtout, il accuse Peregrinus de forfanterie et d’amour immodéré de la gloire. S’il s’est fait brûler, c’est uniquement pour faire parler de lui ! Le faux sage aurait fini dans le feu, « tenu par l’amour de la gloire », souligne Lucien. Dans notre vocabulaire, il dirait sans doute que ce suicide n’est qu’un coup de com.
Plusieurs questions se posent. Les unes concernent le sens et les motifs de l’acrimonie de Lucien envers cet homme. Il l’a connu personnellement et les érudits disputent de leurs relations. D’autres interrogations, plus générales, portent sur ce qui peut décemment être tourné en dérision. Un homme qui met fin volontairement à ses jours, après l’avoir annoncé longtemps à l’avance, peut-il être traité comme un personnage de farce ? Comme un truqueur, une silhouette de comédie ? Transformer son geste en scène burlesque, la décrire de manière injurieuse, et grinçante, est-ce acceptable ? Voilà un petit exercice pour cahier de vacances.