MARCEL DETIENNE, ÉRUDIT INSURGÉ
« Les érudits tricotent les chaussettes de l’esprit », fait dire Nietzsche à son Zarathoustra. Heureusement, ce n’est pas toujours vrai. Il est aussi des érudits aventureux, philologues subversifs et savants rebelles – à commencer par Nietzsche lui-même. A sa manière, Marcel Detienne (1935-2019), s’inscrit dans cette constellation d’universitaires en rupture de ban, irréprochables en connaissance des moindres détails, parfaitement irrévérencieux envers les servitudes académiques et les préjugés dominants. Grand helléniste, il bat en brèche le mythe du miracle grec et revendique le droit de considérer Athéniens et Spartiates en ethnologue. Il se met à dos bon nombre de ses pairs en pourfendant l’identité nationale, l’enracinement de souche, l’histoire centrée sur une France éternelle aussi imaginaire que dangereuse.
Vincent Genin brosse de ce chercheur indocile un portrait sensible et émouvant. Le jeune historien, spécialiste de Max Weber et de la laïcité, a rendu visite à Detienne, peu de temps avant sa mort, dans sa maison-refuge de la forêt de Fontainebleau. Entre eux, un lien secret s’établit, tissé d’affinités multiples et de surprises réciproques. A partir de leurs conversations, des archives personnelles du maître, de rencontres avec ses proches, Vincent Genin a entrepris d’évoquer la silhouette singulière de cet écorché vif dont le quotidien était fait de malaise, de doute et d’ironie mêlés.
Son récit décrit comment Detienne parlait avec les mains et riait en parlant, mettait en scène ses propos avec une grandiloquence qui se moquait d’elle-même, tout en allant de rupture en rupture. Rupture avec sa Belgique natale, avec ses études à Liège dont il ne soufflait mot, avec Jean-Pierre Vernant dont il fut longtemps l’alter ego, avec les formes et usages de l’onction universitaire. Ce livre n’est pas un biographie intellectuelle en bonne et due forme, ni une étude ordonnée de l’oeuvre considérable de Detienne. C’est une évocation informée, mais subjective et libre. C’est ce qui fait le charme de ce volume, traversé de quelques fulgurances de style.
Une vérité, trop souvent oubliée, s’y trouve rappelée brillamment : les recherches ne sont pas seulement des idées, des courants, des écoles. Ce sont aussi des hommes, avec leurs failles et leurs démons. Le jeu des relations entre Detienne et Vernant, Vidal-Naquet, Dumézil, Lévi-Strauss, sans oublier Braudel, Derrida et quelques autres fait l’objet de fins croquis. Ils soulignent combien, derrière ces grands noms, et par delà le structuralisme et les débats de l’heure, existaient des tempéraments, des humeurs, des amitiés solides et d’autres brisées.
On comprend, en lisant Vincent Genin, combien Detienne fut nomade, hybride, penseur mutant et habité. Il ne pouvait supporter d’être assigné à résidence dans un donjon d’idées. Il y avait en lui une « force » avide d’expériences et de découvertes singulières. On le comprend mieux en lisant la réédition bienvenue de son deuxième livre, La notion de daïmon dans le pythagorisme ancien, paru initialement en 1963 et devenu introuvable. Il scrute, autour de cette notion, le passage de la religion à la philosophie : le démon est d’abord une puissance tutélaire, puis devient une figure du sage, intermédiaire entre hommes et dieux. On avait un démon, bon de préférence. On devient un démon en chérissant les savoirs et les hommes.
Et si, en suivant l’usage des jazzmen et des sportifs, on nommait ce savant Marcel « Daïmon » Detienne ?
AVEC MARCEL DETIENNE
de Vincent Genin
Labor et Fides, « Histoire des religions », 248 p., 19 €
LA NOTION DE DAÏMON DANS LE PYTHAGORISME ANCIEN
De la pensée religieuse à la pensée philosophique
de Marcel Detienne
Les Belles Lettres, « Anagogè », 206 p. , 29 €