COMMENT PENSER QUE TOUT CHANGE ?
Anne Fagot-Largeault est une philosophe rare. En raison d’abord d’une formation pluridisciplinaire exceptionnelle, qui l’a conduite de la philosophie à la médecine, de la psychiatrie à l’épistémologie. Ensuite à cause du périple atypique qui accompagna ses parcours dans les savoirs et les institutions : normalienne littéraire, professeur de lycée, assistante du grand philosophe Gilbert Simondon à la Sorbonne, puis chercheuse à l’université Stanford, professeur à Nanterre et au Québec avant d’être élue au Collège de France, où elle fut titulaire de la chaire de Philosophie des sciences biologiques et médicales de 2000 à 2009.
Son œuvre également est rare, par sa singularité, mais aussi, au sens propre, par sa présence minimaliste aux devantures des librairies. En effet, à côté d’une foule prévisible de séminaires, colloques, articles de revues, interventions et cours magistraux, on ne dénombre, ouvrages en collaboration mis à part, que trois livres d’Anne Fagot-Largeault : L’homme bioéthique (Masson, 1985), Médecine et philosophie (PUF, 2010) et l’essai qui vient de paraître, Ontologie du devenir. Voilà déjà un motif pour ne pas rater ce volume. Mais il y en a bien d’autres.
Car le texte, issu de cours donnés au Collège de France entre 2006 et 2009, est époustouflant de maîtrise et de vivacité. Il n’est pas habituel de voir un tel tourbillon de références, d’auteurs de toute époque, de toute discipline et de toute culture, rassemblés et rapprochés avec tant de clarté fluide et de maîtrise souveraine. Dans la même page, parfois au cours le même paragraphe, on change de siècle, de problématique ou de discipline sans pour autant perdre le fil de la réflexion. Au lieu d’avoir le tournis, on y voit plus clair. Ce qui pourrait être dispersion se révèle acuité.
C’est d’autant plus étonnant que les questions abordées sont ardues, sinon arides. Elles constituent des interrogations essentielles, certes, mais coriaces. Comment parvenir à concevoir le changement, à penser l’écoulement du temps, à théoriser les métamorphoses du vivant ? Comment démêler tout ce qu’implique cette simple phrase : « tu as bien changé ! », qui suppose évidemment que « quelque chose » n’ait pas bougé au sein même des bouleversements. Depuis Héraclite affirmant que « tout s’écoule » jusqu’à l’astrophysique moderne, philosophies et sciences n’ont cessé d’être aux prises avec les problèmes que soulèvent évolutions, mutations et transformations. De Platon et Aristote jusqu’à Simondon, en passant notamment par Kant et Schopenhauer, les philosophes ont travaillé ces thèmes, que Bergson et Whitehead ont renouvelé en profondeur. De Darwin à l’astrophysique contemporaine, l’extension du domaine de l’histoire s’est poursuivie. On savait que les civilisations sont mortelles, on découvrit que les galaxies le sont aussi. Le devenir s’est donc mis à concerner les espèces vivantes aussi bien que l’univers entier, la vie sous toutes ses formes, de même que l’humain et ses dilemmes se trouvent plus que jamais traversés par l’histoire.
Jusqu’au moment présent, sur cette petite planète, où notre responsabilité semble portée à son comble, puisqu’il nous incombe de décider entre ces deux extrêmes : nous détruire, ou vivre. Anne Fagot-Largeault formule ce dilemme au terme d’un cours étincelant.
ONTOLOGIE DU DEVENIR
L’évolution, l’univers et le temps
d’Anne Fagot-Largeault
avec une contribution de Pierre Léna et Françoise Combes
Odile Jacob, 318 p., 25,90 €