SOI-MÊME COMME UN RIEN
Le soi est une curieuse denrée. A grand renfort de pseudo-psychologie, de conseils frelatés, de gourouteries variées et avariées, il nous est vivement conseillé d’en prendre le plus grand soin. Mille propos nous incitent à le découvrir, le développer, l’accepter, l’affirmer. Nous réconcilier avec notre soi, savoir être indulgent à son égard, tolérant envers ses faiblesses constituent également des pratiques fort recommandées. Le problème, c’est que personne ne sait jamais, en fait, de quoi il est question. Chacun répète, bien sûr, que le soi est aimable, ou bien haïssable, ou encore perfectible. Pourtant, régulièrement, il demeure introuvable, insituable, rebelle à toute définition. Somme toute, cette denrée imaginaire paraît bien n’exister qu’en fonction d’un projet : la faire servir. Mais à quoi ?
Le philosophe Laurent de Sutter a son idée sur cette question. Professeur de théorie du droit à Bruxelles, auteur d’une vingtaine d’essais, directeur de la collection « Perspectives critiques » aux Presses Universitaires de France, il propose, sous le titre Pour en finir avec soi-même, une réflexion provocante et qui se veut libératrice. Il ne se contente pas de dénoncer le développement personnel comme « police de l’être » ni de vilipender les bouffonneries qui l’accompagnent, où il apparaît que « changer sa vie » équivaut constamment à la normaliser. En fait, un parcours de fond anime ce texte à la fois aiguisé et savant, malin et abrupt.
Sa thèse centrale : soi n’existe pas. Ce qui compte, et agit, est toujours autre chose, ailleurs, à côté. Ainsi, le célèbre « connais-toi toi-même », emprunté par Socrate à l’oracle de Delphes, ne signifie nullement qu’il y aurait à découvrir un for intérieur, un caractère ou tempérament individuel, mais qu’il faut prendre conscience de sa place d’humain, entre animaux et dieux. Le soi, ici, n’est pas une substance, une chose, un objet quelconque – seulement le retour de la pensée sur elle-même, la réflexivité. Il en va partout de même. Dans le « souci de soi », dont Foucault a fait la maxime des morales antiques, l’important est le souci, et non le soi – l’exercice, et non le matériau.
Individu, sujet, personne, ces notions connexes du soi sont passées en revue, elles aussi. Le philosophe souligne qu’elles se relient, continûment, dans leur naissance et leurs usages, au pouvoir, au maintien de l’ordre, aux registres de la propriété et de l’identité. Etre soi, c’est être fiché : avoir nom, signature, photographie, empreintes. Pour être libre, il faudrait donc abandonner le soi. Il n’y aurait de véritable « développement » qu’impersonnel, imprévisible, inassignable. « Ce que nous désirons, c’est disparaître, nous évanouir, nous dissoudre dans les flux de la vie pour en expérimenter les virages, au lieu de tenter de nous dresser au milieu d’elle, comme un rocher inaltérable qui y mirerait son reflet de manière narcissique. »
Derrière cette proclamation lyrique, bien des questions restent en suspens et des nuances à préciser. On accordera volontiers à Laurent de Sutter que la psychanalyse, la pensée des Upanishad et le bouddhisme permettent de bouleverser la représentation naïve que l’on se fait du soi. Mais il n’est pas sûr, contrairement à ce que semble conclure le texte, qu’on puisse en déduire, tout bonnement, que le soi n’est « rien ». Qu’il suffise de proclamer son inexistence pour s’en défaire à jamais demeure douteux. Même évidée, raturée, déniée, la curieuse denrée perdure.
POUR EN FINIR AVEC SOI-MÊME
de Laurent de Sutter
PUF, « Perspectives critiques », 212 p., 16 €