LES JUSTICIERS SAUVAGES SONT PARTOUT !
Ils sont russes, colombiens, américains, népalais – entre autres. Miséreux ou nantis, solitaires ou organisés, ils rêvent d’ordre moral ou de bouleversement révolutionnaire. La diversité de leurs modes opératoires est grande, leurs situations sociales sont dissemblables. Mais tous sont liés par ce commun dénominateur : faire justice par eux-mêmes.
Persuadés que les tribunaux ne fonctionnent plus, que les lois ne sont pas appliquées ou les forces de l’ordre corrompues, ils se transforment en bras armés du Bien. Ils traquent les indésirables et les châtient. Qu’ils divulguent des images et des noms, ou bien qu’ils enlèvent et séquestrent des personnes, qu’ils torturent, mutilent ou tuent, c’est toujours au nom du juste, de l’ordre et de la vertu. Contre la désagrégation et le chaos qui s’installent, ils châtient et purifient. A leurs risques et périls, mais à bon droit, croient-ils.
Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer font découvrir les pratiques de ces pseudo-héros qui prolifèrent et s’organisent, à présent, dans le monde entier. La plongée de ces deux chercheurs du CNRS dans l’univers des justiciers hors-la-loi est la première enquête du genre en langue française. Ils connaissent leurs dossiers à fond, écrivent clair, passent du récit de cas à l’analyse comparative et inversement, donc résultat est bluffant. Fiers de punir fait découvrir un phénomène social à la fois diversifié et massif, effrayant et fascinant. Bien sûr, il y a déjà longtemps que les auto-justiciers ont envahi la fiction, des thrillers aux bandes dessinées en passant par le cinéma. L’irrésistible ascension des super-héros vengeurs dans les blockbusters n’a échappé à personne.
Mais on ne soupçonne pas la profondeur et l’épaisseur des faits sociaux réels. Des militants russes postent leurs exploits sur YouTube, humiliant des pédophiles dans leur baignoire, menant des raids punitifs contre immigrés clandestins ou trafiquants de drogue. Des adeptes américains du vigilantisme pallient aux carences supposées de l’Etat en exposant directement de supposés coupables à la vindicte publique. Les Bakassy Boys du Nigeria exécutent sommairement les délinquants, tandis que dans plusieurs pays d’Amérique latine des bandes armées organisées s’emploient à « nettoyer » tel ou tel secteur de la société. Dans les faits, la France est encore largement épargnée, mais le processus travaille l’imaginaire collectif. Il suffit de suivre l’actualité pour le constater.
Le panorama international, très informé, que dressent les deux sociologues met en lumière les facettes contrastées du phénomène. Les justiciers autoproclamés sont aussi bien du côté des dominants que des exploités, aussi bien racistes qu’antiracistes, d’extrême droite autant que d’extrême gauche. Leurs attitudes envers la police et les autorités ne sont pas moins complexes : ils se mettent hors-la-loi au nom de la loi, font le travail d’un Etat dont par ailleurs ils constatent la carence ou contestent la légitimité.
Cette belle enquête conduit finalement à une kyrielle d’interrogations qui la dépassent. A propos de notre époque, de sa déliquescence et de son chaos, certes, mais également au sujet des ressorts psychiques du désir de justice à tout prix, comme de ses causes métaphysiques et de sa persistante radicalité. On a envie de relire, pour les confronter à cette masse de données contemporaines, Le Léviathan de Hobbes ou La Généalogie de la morale de Nietzsche, par exemple. Pourquoi punir fait-il jouir ? Rend-il fier ?
FIERS DE PUNIR
Le monde des justiciers hors-la-loi
de Gilles Favarel-Garrigues et Laurent Gayer
Editions du Seuil, 220 p., 25,90 €