DE L’ART… ET RIEN D’AUTRE !
Avec les œuvres d’art, il y a une erreur à ne pas commettre : demander ce qu’elles « expriment ». En effet, dès que l’on veut déchiffrer, décoder, traduire ce que romans, tableaux, sculptures, mélodies ou films sont supposés signifier, on fait déjà fausse route. Car on suppose que l’œuvre ne se suffit pas à elle-même. Il faudrait, à tout prix, trouver ailleurs ce qu’elle est supposée dire – que ce soit dans l’époque, l’inconscient, l’impensé… Tout un travail intellectuel et discursif est supposé indispensable afin de trouver enfin – en scrutant autour, à côté, en dessus ou en-dessous… – ce que l’oeuvre ne peut affirmer seule. Il faudrait donc formuler de manière claire et distincte ce qu’elle ne peut que balbutier, ou simplement dissimuler.
Force de reconnaître que des bibliothèques entières de travaux critiques ont été engendrées par ces présupposés. Il faut un certain culot pour claquer la porte, plus encore pour dénoncer l’inanité et la nocivité de tant d’honorables commentaires. C’est ce que fait sans vergogne, avec une claire densité, le philosophe Santiago Espinosa dans son cinquième essai publié chez Encre Marine, L’objet de beauté. Disciple de Clément Rosset et lecteur de Nietzsche, il ne se gêne pas pour rompre gaiement avec les règles du jeu en vigueur chez commentateurs et herméneutes, et rappeler quelques évidences.
Par exemple : chercher « de quoi parlent » une sonate, un quatuor ou une symphonie est tout à fait vain. La musique n’exprime rien qui soit formulable autrement qu’avec ses sons, timbres, rythmes et intervalles. Elle ne dit rien d’autre – ni paysage ni intrigue. La remarque vaut aussi, évidemment, pour les tableaux, qui ne représentent pas des choses, ne véhiculent pas des messages, ne codent pas des concepts. Idem, aucun film ne se réduit à son scénario, mais n’existe que par le montage, les séquences, le jeu des lumières, etc. On l’aura compris : il s’agit d’en finir avec le dédoublement imaginaire posant, d’un côté, la « forme » d’une œuvre et, d’un autre côté, son « sens ».
Que faire, demandera-t-on, si le sens n’est pas autre chose que l’œuvre ? Ne plus regarder ailleurs, insistera Santiago Espinosa. Savoir que tout est là, dans l’œuvre elle-même, déjà entièrement donné. Apprendre à éprouver, sensuellement, l’émotion produite par l’objet. Accepter, une fois pour toutes, que les œuvres constituent des foyers d’expériences, non des véhicules de connaissances. Vivre l’art physiquement, dans toutes ses aventures, en les en les dévorant, en savourant ce qu’elles ont d’abord de déconcertant. Saisir que chaque œuvre est inévitablement singulière et unique, dans la mesure où la beauté est toujours création d’inédit. Aucun style jamais n’en reproduit un autre, sauf parodie ou pastiche.
Au passage, l’idée de progrès en art, illustrée notamment chez Hegel, se trouve balancée par-dessus bord. Tout comme une série de gloses contemporaines, généralement estimées, notamment l’analyse des Ménines de Velasquez par Michel Foucault. Ces coups de griffe pourront faire grincer quelques dents, peut-être plus vivement que les précédents essais du même auteur. Toutefois, dans cette volonté d’être intempestif, il y a plus et mieux que de puériles provocations. Plutôt la marque d’un philosophe qui commence effectivement à tracer son sillon.
L’OBJET DE BEAUTÉ
de Santiago Espinosa
Encre marine, 220 p., 25,90 €