QUAND UN PHILOSOPHE DEVIENT POÈTE
Sauf erreur ou omission, c’est le 35e livre de Paul Audi. Même sur un quart de siècle, pareille œuvre suppose du souffle, de l’endurance – sans doute une sorte de fièvre, à la recherche, tout ensemble, du vrai, de soi, des autres, et du présent. Car bibliothèque des livres de ce philosophe est diverse : Rousseau y voisine avec Picasso, Nietzsche avec Alfred Jarry, Michel Henry avec Lacan. Entre autres… On discerne, bien sûr, des axes directeurs – éthique, esthétique, et leurs relations, ou encore amour, désir et leurs relations –, qui traversent une méditation constamment inspirée par la phénoménologie et la psychanalyse. Le tout construit, au carrefour philosophie, arts et littérature, l’une des œuvres les plus originales d’aujourd’hui.
Ce nouveau périple, intitulé Je ne vois que ce que je regarde, semble d’abord ne rien changer d’essentiel à l’ensemble. On y retrouve en effet l’attraction puissante qu’exerce la peinture sur ce penseur. Cette fois, dans le droit fil de ses réflexions antérieures, il s’attache à cerner « en quoi consiste » le tableau. Non pas telle toile particulière, paysage, portrait ou abstraction, mais cette étrange surface, verticale, circonscrite, qui s’offre comme au regard, évidente et profondément énigmatique à la fois.
Le parcours passe de Velasquez à Cézanne, de Van Gogh à Barnet Newman, convoque Nietzsche, Artaud, Lyotard, Merleau-Ponty… notamment. Pour aboutir à ce résultat intéressant : le tableau, « image qui se dresse », « tient debout », « fait face » ne peint pas « le visible », ne montre aucune chose mais donne à voir ce qui fait que le monde peut être vu. Ce qu’il exhibe, c’est la visibilité elle-même. Elle constitue la communauté des regards, à laquelle le tableau, jamais, par définition, ne peut se dérober.
Paul Audi lui donne la parole, dans un poème final, inattendu et très beau. Dans cette prosopopée, le tableau dit notamment : « Je ne peux jamais dire non (…) / alors portes et fenêtres se referment/ pour laisser brûler à l’extérieur entre vous et moi ce banc de clarté sauvage/ que nous sommes l’un pour l’autre à notre insu/que nous le voulions ou non. » Le parcours de cet essai est donc étonnant. Il s’ouvre comme un pamphlet, fustige les simagrées des artistes et les contorsions des critiques depuis que des « performances » ou des « concepts » ont remplacé les tableaux. Il se poursuit comme une méditation phénoménologique. Et se termine en poème incandescent.
On comprend alors que cet auteur est en train de muer. Ce philosophe devient écrivain. Il crée, désormais, au lieu de seulement commenter. Ce que confirme un hasard du calendrier. Il y a quelques jours, le 20 mars, à l’opéra national du Rhin, à Strasbourg, fut créé Hémon sur une musique de Zad Moultaka et un livret de Paul Audi. Inspirée par l’Antigone de Sophocle, l’histoire d’Hémon, son frère, est transformée : il renonce finalement au pouvoir.
Un philosophe ne cesse jamais de l’être, mais peut aussi, quand le permettent les circonstances, œuvrer sur des registres distincts. La pensée n’a rien à faire des cases étanches, des étiquettes rigides. Michel Foucault souhaitait autrefois qu’on cesse de nous demander nos papiers. Il n’est jamais trop tard pour l’entendre.
- Podcast disponible sur le site de France Musique, livret sur le site de l’Opéra national du Rhin, texte à paraître en version complète à l’automne 2021.
JE NE VOIS QUE CE QUE JE REGARDE
Proximité du tableau I
de Paul Audi
Galilée, 210 p., 20 €
A signaler également : L’essai de Paul Audi L’empire de la compassion, publié en 2011 chez Encore Marine (Les Belles Lettres) est réédité au format de poche, revu et augmenté (Agora Pocket, 236 p., 8,40 €)