LA FOLLE FAMILLE WITTGENSTEIN
Brahms dinait à la maison, Clara Schumann aussi, et Gustav Mahler. Pour Paul, le frère pianiste, qui perdit le bras droit pendant la première Guerre mondiale, Ravel composa un concerto pour la main gauche, et Prokofieff en fit autant. Dans le palais viennois des Wittgenstein, famille richissime, amie de toutes les avant-gardes, on croisait aussi scientifiques, écrivains, architectes… Gustav Klimt signe le portrait de Margaret, dite Gretl, l’une des huit enfants du couple étrange et fastueux. Dans cette tribu exceptionnelle, créations, talents, et génie sont omniprésents. En revanche, affection, attention et tendresse ne semblent nulle part.
Ludwig, le petit dernier, est devenu un des géants de la pensée moderne, au long d’une existence extraordinairement romanesque. D’abord passionné de mécanique, œuvrant ensuite à révolutionner la logique, à bousculer la métaphysique, à clore la philosophie, on le rencontre successivement ingénieur, officier, prisonnier de guerre, instituteur à la montagne, jardinier dans un monastère, architecte à Vienne, professeur à Cambridge, brancardier à Londres… en demeurant « chercheur de vérité » – partout et toujours. Très vite, il se débarrasse de sa fortune pour vivre de trois fois rien, loin des siens.
Sans eux ? Contre eux ? Pas si simple. On le comprend à la lecture de ce riche ensemble de lettres, qui témoigne, entre certains membres de la fratrie, des liens curieux qui ont subsisté, faits de distance et d’affection mêlées, de connivences et d’incompréhensions entrelacées. Ces relations méconnues, peu documentées, valent qu’on s’y arrête. Encore faut-il avertir le lecteur, qui risque, sinon, d’être trompé ou déçu. Chercher de la philosophie dans cette correspondance familiale serait vain, il n’y en a guère. S’attendre à lire beaucoup de lettres de Ludwig Wittgenstein serait aussi une illusion, car il y en a bien peu. L’essentiel des missives est signé d’Hermine, la sœur aînée, du pianiste Paul et de Margaret. Dès lors, présenter cet ensemble sous la seule signature de Ludwig et sous le titre Lettres à sa famille est excessif, voire abusif.
Ce qui est fort intéressant, en revanche, est d’abord la place qu’occupent la musique, la poésie et les plaisanteries absurdes dans le réseau d’évidences et de clins d’yeux partagés par ces frères et sœurs, devenus distants, mais que soudent malgré tout, indéfectiblement, une éducation à nulle autre pareille. Plus encore, on découvre peu à peu, au fil des remarques, un portrait de Wittgenstein par les siens en intelligence suraiguë et fantasque, radicale et imprévisible – petit dernier affectionné, certes, mais considéré aussi comme tout à fait à part, pas vraiment fréquentable.
Lui-même, à propos de leurs incompatibilités, est remarquablement lucide : « Nous sommes tous des morceaux plutôt durs, aux arêtes coupantes, qui ne peuvent donc que difficilement se nicher les uns contre les autres. (…) Ce n’est confortable entre nous que lorsque nous sommes dilués par des amis », écrit Ludwig à Hermine, en 1929. Par la suite, au fil du temps, ses lettres se raréfient, avant d’atteindre une sorte perfection dans le silence, en juillet 1946 : « Je voudrais bien t’écrire, mais il n’y a rien à écrire. Je vais toujours bien et il ne se passe dans ma vie rien qui pourrait se raconter. Puissiez-vous ne pas aller trop mal. Je pense à vous avec nostalgie. »
LETTRES À SA FAMILLE
de Ludwig Wittgenstein
Correspondances croisées 1908-1951
Traduction de Françoise Stonborough
Edition de Brian Mc Guiness
Flammarion, 412 p., 26 €