TANT DE CHOSES VIVANTES EN BOÎTES…
Avant, c’était simple. D’un côté se tenaient des choses – inertes, immobiles, muettes. Sur l’autre versant s’agitaient des organismes vivants, capables de se reproduire, de croître et de dépérir, souvent de s’exprimer. Depuis quelques décennies, tout se complique. Des cellules – animales ou humaines, la distinction n’importe pas… – sont massivement prélevées, multipliées, transformées, congelées, stockées, utilisées. Ces millions de « bio-objets » que les technologies produisent n’attirent pas suffisamment l’attention du public, ni des penseurs. Pourtant, leur prolifération interroge.
Quelle est donc la zone intermédiaire où se développent ces choses biologiques, artificiellement produites ? Personne ne peut plus dire aisément si elles sont naturelles ou culturelles, organiques ou industrielles, bénéfiques ou menaçantes. Elles semblent effacer les frontières, ou les transgresser. Elles les interrogent, en tout cas. Dans une boîte de Pietri, où passe au juste la limite entre vie et non vie ? Plus largement, quels présupposés scientifiques, éthiques, économiques faut-il avoir intégré pour fabriquer pareils « bio-objets » ? Avec quelles conséquences – sociales, médicales, philosophiques ?
Questions colossales, encore en voie de défrichement. Céline Lafontaine, professeure de sociologie à l’Université de Montréal, s’en approche depuis longtemps. Elle a déjà publié plusieurs ouvrages, aux éditions du Seuil, scrutant les mutations induites par les technologies dans la pensée (L’Empire cybernétique. Des machines à penser à la penser machine, 2004), dans nos représentations de la mort (La société post-mortelle, 2008) et dans la marchandisation de la vie (Le Corps-marché, 2014). C’est donc en observatrice informée, forte d’une longue expérience, qu’elle scrute à présent le statut singulier de ces vies en culture dans les laboratoires et les usines.
Ce ne sont pas des organismes à part entière, des individus, représentants d’une espèce donnée. Ce ne sont pas non plus des choses, puisque les cellules prolifèrent, les tissus croissent, ou se conservent congelés avant de se réactiver. Ni tout à fait artificiels ni vraiment naturels, ces trucs étranges, hybrides, ambigus viennent brouiller les catégories et flouter les frontières. Y réfléchir est urgent, car ces drôles de vies soignent, réparent, vaccinent ou assassinent. Les étudier est aussi intéressant que malaisé – comme tout ce qui déconcerte par nouveauté.
Céline Lafontaine fait voir clairement les difficultés et les singularités de ce paysage, et souligne son extension accélérée. Car cette vie in vitro, objectivée et multiforme, se standardise, se modélise de manière exponentielle. La « bio-impression » est déjà là, transmettant en 3D les instructions pour pièces détachées du corps, reproductibles indéfiniment.
Le mérite de cette enquête n’est pas seulement d’attirer l’attention sur ce domaine crucial et encore peu relativement peu exploré. Le plus intéressant, finalement, est la position intelligemment modérée de cette sociologue. Céline Lafontaine voit les risques, les avancées, les questions troublantes que soulèvent à foison ces pullulements programmés, mais elle ne verse pas dans l’utopie transhumaniste, pas plus qu’elle ne tombe dans l’effroi des apocalypses. Elle choisit plutôt de comprendre. Moins simple, mais plus utile.
BIO-OBJETS
Les nouvelles frontières du vivant
de Céline Lafontaine
Editions du Seuil, « La couleur des idées », 336 p., 22,50 €