JOËL THORAVAL, LA CHINE AU PLURIEL
De la Chine, peut-on vraiment parler au singulier ? Faire comme s’il n’en existait qu’une, repérable, immuable, réellement unifiée ? Dès qu’on regarde de plus près, ce n’est jamais le cas. Au cours d’une histoire immense, pas moyen de mettre la main sur une indiscutable unité – qu’elle soit nationale, ethnique, religieuse, ou encore philosophique, spirituelle, voire politique. « La Chine » n’existe nulle part de manière claire, distincte, incontestable. Un peu de savoir fait croire à l’existence de cette unité, beaucoup la défait.
Tel pourrait être le schéma organisateur de la démarche patiemment entreprise par l’anthropologue Joël Thoraval (1950-2016). Un gros volume rassemble, à titre posthume, des articles dispersés de ce chercheur dont la discrétion extrême n’avait d’égale que les compétences. Ceux qui eurent l’occasion de l’entendre, dans des colloques et séminaires, se souviennent d’un expert aux connaissances extraordinairement fines et précises qui en tirait des conclusions inattendues, parfois troublantes, toujours intéressantes.
Ancien élève de l’École Normale Supérieure, formé à l’anthropologie par Maurice Godelier, ce sinologue fut d’abord archéologue en Afghanistan avant de passer treize années en Chine, de 1981 à 1994. Il devint notamment attaché culturel à Pékin et chercheur à l’université de Hong Kong, avant d’être élu, à Paris, maître de conférences à l’EHESS et directeur du Centre de recherche sur la Chine contemporaine. Grand observateur de la société chinoise post-maoïste, il a étudié de façon exemplaire la restauration du confucianisme dans la pensée politique et philosophique actuelle. Plusieurs articles de ses Ecrits sur la Chine y sont consacrés, complétant le livre publié par Joël Thoraval avec Sébastien Billioud, Le sage et le peuple. Le renouveau confucéen en Chine (CNRS éditions, 2014).
Le lecteur que la philosophie intéresse s’attachera particulièrement à la centaine de pages serrées où sont examinés, au lieu des généralités convenues, l’introduction du terme « philosophie » dans le vocabulaire chinois moderne, par l’intermédiaire du Japon, à la charnière du XIXe et du XXe siècle. Face à la découverte soudaine et massive des corpus théoriques occidentaux, les attitudes chinoises, souligne Thoraval, furent de quatre types : « Nous avons une philosophie, la même que celle des Européens », « Nous avons une philosophie, elle est différente », « Nous n’avons pas de philosophie, mais autre chose, qui est mieux », « Nous n’avons pas de philosophie, il faut nous en doter, sur le modèle occidental ».
Cette typologie – simple, lumineuse, efficace – permet au chercheur de mener une série d’investigations hautement instructives. On y cherchera en vain « la Chine » éternelle et substantielle. Mais on y découvre une pluralité de perspectives, clivages, décalages, ruptures et renouveaux qui mettent en question bon nombre d’idées reçues. Sans effet inutile, sans grand spectacle. En s’en tenant aux faits, en creusant les données empiriques jusqu’à l’os. En exposant questions et résultats avec pédagogie, sérieux et clarté. C’est ce style de chercheurs qu’incarnait Joël Thoraval. Il est juste qu’hommage lui soit rendu. Que de nouveaux lecteurs le découvrent serait mieux encore.
ÉCRITS SUR LA CHINE
de Joël Thoraval
Textes rassemblés et présentés par Sébastien Billioud et Laure Zhang-Thoraval
Postface de Maurice Godelier
CNRS Editions, « Bibliothèque de l’Anthropologie », 572 p., 28 €