BANALITÉ DES FANTÔMES
Fantômes, esprits, zombies et tutti quanti ont habité pratiquement toutes les cultures, toutes les époques. Les récits de leurs exploits, apparitions et subterfuges sont innombrables, de l’Égypte ancienne à l’Âge baroque, de la Grèce antique aux mythologies les plus diverses. Pourtant, il existe des périodes où ils prolifèrent, où la démographie du peuple des spectres connaît de brusques flambées. Dans ces moments particuliers, ils sortent en masse des caves et des placards, envahissent les salons, enflamment quantité d’imaginations…
Ce fut le cas dans la seconde moitié du XIXe siècle. En même temps que triomphaient science et industrie, médiums et ectoplasmes affolaient l’Occident. Des hordes de fantômes envahirent successivement les Etats-Unis, l’Ecosse, le Royaume-Uni, la France… Bientôt, le spiritisme s’épanouit, rassemblant un nombre conséquent d’adeptes, tous convaincus de communiquer avec l’au-delà plus sûrement qu’avec les pays voisins. Ces gens se passionnent pour les conversations avec les morts, l’écriture automatique sous le contrôle des esprits, les photographies des auras…
Avec verve et humour, et à partir d’une solide documentation, Philippe Charlier brosse un tableau pittoresque de ces coulisses de l’histoire moderne, où l’incroyable semble devenir courant. On y rencontre, par exemple, l’astronome Camille Flammarion, qui déclare que le « spiritisme est une science » en prononçant l’éloge funèbre d’Allan Kardec, fondateur d’une « philosophie » des mondes de l’au-delà, qui prétendait, entre autres, avoir dialogué avec Socrate. On y voit Conan Doyle, le père de Sherlock Holmes, croire dur comme fer que des fées viennent d’être photographiées dans un jardin. Victor Hugo, à Guernesey, interroge Platon, Shakespeare, et la Mort elle-même, par le biais d’une table tournante.
La recherche scientifique s’en mêle, tente de démasquer trucages et supercheries, traque avec méthode l’existence du métapsychique ou du paranormal. Parmi les philosophes, William James et Henri Bergson s’en préoccupent, pendant que certains tentent d’enregistrer la voix des morts avec un « nécrophone » (sic !). Tout un pan de l’histoire intellectuelle occidentale gravite ainsi, quelques décennies durant, autour du peuple des morts, de la frontière supposée perméable entre défunts et vivants. Reste à savoir pourquoi. Quelle fut la fonction de cette quête ? Pour quels motifs s’est-elle constituée, sous cette forme, à cette période ?
Philippe Charlier pose clairement la question. Aujourd’hui directeur de la recherche au Musée du Quai Branly, ce médecin légiste, spécialiste de paléopathologie, auteur de nombreux ouvrages sur les autopsies célèbres, les momies, les rituels mortuaires, voit bien que son évocation conduit à cette interrogation. Mais ses réponses (trauma des révolutions, sensibilité nouvelle à la mortalité infantile, influence de l’Eglise et du mythe du Purgatoire) valent d’être complétées par d’autres analyses.
On trouvera des pistes de réflexion dans le numéro de la revue Critique intitulé Le grand retour des fantômes. Il rappelle que notre époque voit s’estomper, elle aussi, les frontières entre réel et virtuel, vie et mort, lumière et ombre. Selon de nouvelles modalités, cela va de soi. Mais en se retrouvant hantée. Si l’on parle de « revenants », ce n’est pas un hasard.
AUTOPSIE DES FANTÔMES
Une histoire du surnaturel
de Philippe Charlier
Tallandier, 320 p., 20, 50 €
Le grand retour des fantômes
Critique n° 884-885
Coordonné par Irène Salas et Yves Hersant
Éditions de Minuit, 192 p., 14,50 €