« Convalescences », de Daniel Ménager
NOUS SOMMES TOUS DES CONVALESCENTS
Rien n’est aussi difficile à concevoir qu’une transition, du moins en Occident. En effet, philosophie et science ont eu tendance à y privilégier la fixité, les identités stables, en négligeant passages et transformations. C’est pourquoi la convalescence est longtemps demeurée une tache aveugle. On est soit malade, soit bien portant. Le regard médical s’est finalement peu intéressé, au fil des siècles, à ce très curieux entre-deux, où l’on se trouve n’être plus tout à fait souffrant sans pour autant être complètement guéri. Dans ce temps étrange, intermédiaire, mal défini, chacun s’éprouve livré à sa faiblesse, découvrant une existence différente, tâtonnant dans un monde d’impressions inconnues, de rêveries insolites.
« Ceux qui parlent le mieux de la convalescence ne seraient-ils pas les romanciers ? », demande Daniel Ménager dans un essai original, souvent captivant, qui parcourt allègrement les multiples explorations littéraires de ce pays secret. Au désarroi des médecins, ce grand lecteur oppose l’audace des écrivains, qui scrutent sensations inédites, états singuliers, variations du corps convalescent. A quoi s’ajoute l’acuité d’analyse de quelques philosophes, dont la force de vivre se porte à merveille au cœur même de leurs malaises intimes, comme Montaigne, Rousseau, Nietzsche. On découvre toutes ces perspectives au fil d’un vrai festival, tourbillon de références connues ou méconnues, de Goethe à Nabokov, de Gary à Céline, de Zola à Gide, de Dostoïevski à Thomas Mann, de Proust à Virginia Woolf…
Asthénie de l’époque
Parcourant les époques, traversant des approches chaque fois spécifiques, un trait central : l’incertitude. Nul ne sait si la convalescence succède à la maladie, ou bien la prolonge autrement. Est-on déjà guéri, ou encore souffrant ? A travers ce dilemme sans solution, une illusion peu à peu se dissipe, qui faisait croire que, demain, tout sera comme avant. Ce retour à l’identique, au monde d’hier – sans écart, sans différence –, se révèle chimère sans consistance. En fait, on ne revient jamais, même rétabli, au statu quo ante. Parce que la traversée de la maladie transforme non seulement le corps mais aussi l’âme, et ce qu’elle voit du monde. Ces « états incertains du moi » – ruminations inhabituelles, perceptions sans précédent –, Daniel Ménager les évoque, dans leur évolution historique, avec finesse.
Grand spécialiste de la Renaissance, à laquelle il a consacré maints ouvrages, auteur également du Roman de la bibliothèque (Les Belles Lettres, 2014), ce professeur émérite de littérature à l’université de Paris-Nanterre, aussi pédagogue que savant, donne l’impression d’avoir tout lu à propos de la convalescence. Pour la définir en peu de mots, les siens sont à retenir : « le sentiment de fatigue combiné avec le désir de vivre ».
Voilà qui correspond, trait pour trait, à ce que nous vivons. L’épidémie a fatigué qui a eu le Covid et qui ne l’a pas eu. A l’asthénie habituelle qui hante notre époque s’est ajoutée celle engendrée par le confinement, l’angoisse et l’inaction. Et cette fatigue est effectivement combinée avec le désir de vivre, les retrouvailles déconfinées, les fantasmes de retour à l’identique. Décidément, tout s’ajuste. Ce n’est pas une coïncidence. Une constante des temps présents, c’est que nous sommes tous des convalescents.