« L’Homme, cet animal rationnel dépendant », d’Alasdair MacIntyre
IMPOSSIBLE D’ÊTRE VERTUEUX TOUT SEUL
« L’Homme, cet animal rationnel dépendant. Les vertus de la vulnérabilité » (Dependant Rational Animals. Why Human Beings Need the Virtues), d’Alasdair MacIntyre, traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Gabriel Raphaël Veyret, Taillandier, « Essais », 254 p., 19,90 €, numérique 14 €.
Parmi les philosophes contemporains, Alasdair MacIntyre est plus connu dans le monde anglo-saxon que chez les francophones. La traduction française d’un de ses livres principaux, initialement publié à Chicago en 1999, constitue une belle occasion de découvrir ce maître de la philosophie morale, à la fois accessible et subtil.
Sa trajectoire est pour le moins singulière. Né en 1929 à Glasgow, MacIntyre fut écossais avant de devenir américain, communiste par souci de la justice, puis catholique pour la même raison. Il se consacra à explorer l’éthique des vertus humaines avant de se préoccuper des dauphins. Ce résumé baroque ne doit pas masquer la cohérence du parcours. Car cet itinéraire d’un nomade – dans la réflexion comme dans les institutions : il a enseigné dans plusieurs universités, dont Boston et Duke, a présidé la Société américaine de philosophie, avant de travailler aujourd’hui dans l’Indiana – demeure malgré tout aimanté par une question unique : qu’est-ce que vouloir bien agir ?
Les vertus personnelles
Contre la conception kantienne d’un sujet moral purement rationnel et entièrement autonome, Alasdair MacIntyre n’a cessé de réhabiliter la pertinence des réflexions d’Aristote et de Thomas d’Aquin, centrées au contraire sur les vertus personnelles, insistant sur l’ancrage dans une communauté humaine concrète et une situation donnée de celui qui délibère pour savoir comment se comporter. Ce philosophe, défenseur des Anciens contre les Modernes et des enracinements contre les abstractions, avait toutefois trop longtemps négligé la part du corps et de la vulnérabilité dans la communauté humaine.
Dans cet essai marquant, il a voulu combler cette lacune. D’abord sous forme d’une autocritique, somme toute assez rare chez les philosophes. Le grand lecteur d’Aristote avoue avoir négligé la biologie… fondée par Aristote, et prend conscience qu’il n’y a pas d’éthique sans biologie. C’est dans le corps, sa vulnérabilité et sa dépendance, que l’éthique trouve sa source première et son sens ultime. D’où la nécessité d’une attention aux espèces animales douées de formes de rationalité, et d’une méditation sur l’enfance et le grand âge, où la dépendance aux autres se donne à voir en pleine lumière.
Dimension collective
Conduite dans une langue claire, la réflexion d’Alasdair MacIntyre est constamment attentive aux conditions à la fois individuelles et collectives, et de toute décision morale : chacun tranche en fonction de son caractère et de sa situation, tout en s’efforçant de poursuivre le bien commun de la communauté où il s’insère. On ne peut agir moralement que pour soi. On n’est jamais vertueux tout seul.
Toutefois, cette dimension collective, justifiée pour répondre aux situations de dépendance, ne débouche pas sur une véritable philosophie politique. Aux yeux de MacIntyre, en effet, ni l’Etat-nation ni la famille moderne ne sont en mesure de constituer une forme d’association politique capable de reconnaître pleinement à la fois l’indépendance de la raison et la vulnérabilité des corps.
Les arguments avancés par le penseur restent évidemment à discuter. D’ailleurs ses critiques, américains ou européens, ne s’en privent pas. C’est le signe d’une méditation qui stimule. D’autant que la situation de pandémie lui offre un regain d’actualité : dépendance, vulnérabilité, éthique, insuffisance de l’Etat… ça ne vous rappelle rien ?