Corps gourmand, corps politique
Autant le dire tout de suite : Les Nourritures a toutes les chances de devenir un livre de référence. Son projet est vaste et pertinent, sa démarche en phase avec les interrogations de l’époque, notamment dans le registre de l’écologie. Surtout, la réflexion philosophique qu’il déploie se révèle originale et cohérente – à tel point que les conséquences du profond changement de perspective mis en œuvre pourraient être multiples. Il faut préciser que l’ouvrage est consistant : sa densité le réserve à des appétits solides, de préférence aguerris aux spécialités conceptuelles. C’est à peine jouer sur les mots de dire que cet essai tient au corps, puisqu’il ne parle, en fait, de rien d’autre. Expliquons.
Point de départ de Corine Pelluchon, ancrage de sa philosophie : nous sommes des corps, dont la vie est continûment en interdépendance avec les autres – autres humains, animaux, éléments du monde. « Manger » n’est pas seulement – comme l’a cru trop vite une philosophie éthérée, obsédée uniquement par l’âme et les idées – une activité utilitaire, une nécessité physiologique à satisfaire pour passer, dès que possible, à des activités plus nobles. Au contraire, ce serait l’activité vitale par excellence, la matrice de toutes les attitudes et réflexions humaines. Parce que manger est d’abord jouissance : les corps vivants ont faim, appétit, gourmandise. Ils aiment les saveurs, les goûts, le renouvellement, la diversité des nourritures. Celles-ci appartiennent donc à la vie, au désir, à sa complexité comme à sa joie. Et sous mille formes.
De la soupe et des films
Car ces nourritures ne sont pas seulement des aliments. « Les nourritures, précise Corine Pelluchon, désignent ce dont nous vivons et dont nous avons besoin, le milieu dans lequel nous baignons et tout ce que nous nous procurons, la manière dont nous nous le procurons, nos échanges, les circuits de distribution, les techniques qui conditionnent nos déplacements, nos habitations, nos œuvres, mais aussi les écosystèmes. » On y trouve donc, dans un pêle-mêle seulement apparent, de la soupe et des films, des rires et des voyages, des lectures et des responsabilités. Car l’éthique, selon la philosophe, n’a pas d’autre lieu d’émergence que les nourritures : quoi que ce soit que je mange, impossible d’échapper à une série de questions. Par exemple : d’où vient ce que je m’apprête à goûter ? Qui l’a cultivé ? Qui l’a récolté, transporté, cuisiné, servi ? Manger n’est jamais activité solitaire. D’innombrables gestes et décisions sont toujours concernés, et quantité d’autres – humains, non humains, vivants, non vivants – s’y trouvent impliqués. La moindre nourriture me relie ainsi à une multitude d’existences dont, par mes choix, je me trouve responsable, directement ou non.
En fait, contrairement à ce que la philosophie morcelante a longtemps soutenu, il n’y a pas moyen de concevoir réellement ma vie, mon corps, ma liberté comme des entités autonomes, indépendantes de ce qui les entoure et les produit. Vivre, c’est toujours « vivre de ». En continu, ma dépendance est totale envers les autres humains, les autres espèces, les éléments du monde. Je ne peux les considérer comme de simples ustensiles, ni m’abstraire de cet échange, faire comme si j’étais le seul vivant, l’unique maître et possesseur d’un monde inerte et asservi. Cette interaction permanente n’engage pas seulement une esthétique et une éthique, elle implique aussi une politique, un « monde commun à instituer », dont Corine Pelluchon trace les lignes de force dans la seconde partie de son essai.
La philosophe y suggère un nouveau modèle de contrat social, fondé sur le partage des nourritures et la convivialité plutôt que sur les seuls droits individuels. Elle propose notamment de reconstruire la démocratie par un nouveau système représentatif et de repenser l’ordre mondial, avec comme perspective le bonheur d’exister plutôt que la sécurité et le rendement. Ces développements paraissent moins convaincants, la manière dont ils s’articulent aux points de départ semblant parfois forcée. Mais l’ensemble est à lire, et à méditer, car il s’agit d’une tentative devenue rare : constituer une pensée complète pour notre temps, en déplaçant les conceptions classiques du sujet, du désir, du corps et du monde à partir d’une phénoménologie du « vivre de ». Connue pour ses travaux sur Leo Strauss et sur l’éthique de la vulnérabilité, élaborée dans le sillage notamment de Levinas, Corine Pelluchon édifie à présent sa propre philosophie. Vaste programme, mais nourrissant.
Les Nourritures. Philosophie du corps politique, de Corine Pelluchon, Seuil, « L’Ordre philosophique », 390 p., 25 €.