Familles monothéistes
Les relations entre juifs, chrétiens et musulmans ne traversent pas seulement l’actualité d’aujourd’hui, mais, comme chacun sait, toute l’histoire. A l’évidence, elles constituent l’une de ses trames essentielles. De siècle en siècle, les existences compliquées – filiations, ruptures, querelles, ententes… – des trois monothéismes se discernent, en filigrane, dans la plupart des grands événements. Les tensions, conflits et affrontements d’aujourd’hui le confirment – jusque dans les malentendus qu’ils suscitent. Tout cela est archiconnu. A tel point qu’on a le sentiment que tout a été dit. Depuis le temps que l’on scrute textes, dogmes, croyances, coutumes et pratiques sous tous les angles, qu’on les compare et les confronte sous toutes les coutures, dénicher du nouveau – mis à part des détails – paraît mission impossible. Erreur.
Gérard Delille le démontre de façon singulière. Il cesse en effet de considérer les trois monothéismes sous le seul angle des « faits religieux » et des écritures. Il prête d’abord attention aux structures de parenté, aux types de mariages qui sont, dans les différentes communautés, prohibés ou encouragés. Héritière des systèmes grecs et romains, les sociétés chrétiennes combinent les lignes masculines et féminines, tandis que les sociétés arabo-musulmanes, héritières des systèmes babyloniens, privilégient les lignes masculines. Il s’ensuit de profondes et durables différences dans la représentation des rôles sociaux des hommes et des femmes comme dans l’organisation des sociétés.
Ce chercheur, qui a passé sa vie entre l’école française de Rome, le CNRS, l’EHESS et l’Institut européen de Florence, jette ainsi une lumière inattendue sur quantité de faits connus, en explorant des myriades de données méconnues. L’ensemble est d’autant plus intéressant que son étude des structures familiales englobe à la fois les évolutions au long cours, les accommodements progressifs avec les textes et les changements provoqués par les confrontations avec les autres systèmes. Et ce n’est pas fini…
Des siècles de données
Car, dans un second temps, Gérard Delille envisage les conséquences de ces fondements anthropologiques sur les échanges marchands, l’organisation des héritages, la circulation des biens, bref l’économie. Il s’efforce en effet de relire l’histoire du développement des dix derniers siècles en relation avec ces éléments d’anthropologie sociale et religieuse. Somme toute, il n’oublie pas que le terme même d’économie désigne, en grec ancien, les règles (nomos) de la maison (oïkos). Delille scrute donc les conséquences innombrables des organisations familiales sur les affaires commerciales comme sur les institutions politiques. Sa démarche, très ambitieuse, donne parfois le vertige, à force de brasser des siècles de données politiques, économiques, commerciales, généalogiques. Sans doute est-ce le prix à payer pour ne pas tomber dans un déterminisme mécaniste, le chercheur insistant au contraire sur les interdépendances et les aléas.
Ce travail exige des lecteurs aguerris, patients, que ne dérouteront ni des analyses parfois arides, ni un tourbillon de dates, de références et de matériaux en provenance d’époques et de disciplines différentes. Mais au bout du compte, à défaut d’une leçon unique et simpliste, ils auront découvert, sous un angle inédit, l’immense et complexe profondeur de champ des actualités du jour.
L’Economie de Dieu. Famille et marché entre christianisme, hébraïsme et islam, de Gérard Delille, Les Belles Lettres, 348 p., 25,50 €.