Tous les vivants sont vulnérables
Au départ, ce constat : aujourd’hui, la vie est blessée. Pas seulement comme toujours, en raison de cette fragilité native qui l’expose aux amoindrissements, aux maladies, à la mort. Désormais, la vie se trouve davantage blessée, plus gravement menacée qu’autrefois, à cause de nos agissements. L’organisation de nos industries, nos relations avec les autres espèces, nos rapports avec la planète comme avec nos semblables ont accru violences et détériorations. Nous en vivons chaque jour les conséquences.
Dans cette situation, la philosophie a un rôle à jouer. En effet, nos façons de penser commandent à nos manières de faire, Examiner philosophiquement nos représentations, cartes mentales, catégories et concepts, les travailler, si possible les transformer, contribue à préparer la possibilité d’un monde réparé. Rien n’est garanti, évidemment : la toute-puissance de la pensée n’existe que dans les rêves. Malgré tout, cette intervention réflexive est à poursuivre.
C’est ce que tente, de livre en livre, avec une belle endurance, la philosophe Corine Pelluchon, professeure à l’Université Gustave-Eiffel. On connaît son engagement militant pour politiser la cause animale (Manifeste animaliste, Alma, 2017) pour une écologie du quotidien (Les Nourritures. Philosophie du corps politique, Seuil, 2015) et son attention première et constante à une « éthique de la vulnérabilité ». Toutefois, les liens entre ces registres demeuraient relativement peu visibles pour nombre de lecteurs. Réparons le monde – recueil de textes parus au fil des ans, notamment dans les revues Esprit et Cités – permet de saisir comment s’articulent, dans sa démarche, la vulnérabilité des personnes, des animaux et de la terre. Et de préciser aussi ce qui distingue son analyse d’autres courants de pensée voisins.
Un texte inédit se révèle particulièrement intéressant. Il éclaire en effet les similitudes et les différences entre l’éthique du care, largement développée ces dernières décennies, et l’éthique de la vulnérabilité. Les deux ont en commun, principalement, de remettre en question le statut du sujet moral individuel et son autonomie supposée souveraine, en insistant sur la réciprocité et l’interdépendance de nos existences. Les différences proviennent d’abord des sources fondatrices : Donald Winnicott et Joan Tronto pour le care, Emmanuel Levinas et Paul Ricœur pour Corine Pelluchon. La philosophe souligne comment la divergence s’accentue sur le registre politique : un nouveau contrat social est à l’horizon de sa réflexion sur la vulnérabilité, alors que le care lui semble réfléchir essentiellement au cas par cas.
La vieillesse figure aussi parmi les fragilités majeures que la réflexion philosophique contemporaine a fortement négligées. Si l’on y prend garde, parfois, c’est pour voir sa détresse, en oubliant sa richesse. « Jamais il n’est dit que les grands vieillards peuvent apporter quelque chose au monde, dévoiler une part de vérité que notre affairement nous dissimulerait ». De bout en bout, dans ces pages, il est ainsi question de nos courses folles, et des moyens que nous pouvons trouver pour en sortir de manière vivante, humaine et belle. Sur certains de ces moyens, surgissent des désaccords. C’est inévitable. Pour réparer le monde, les traitements divergent. Mais l’objectif demeure à partager.
RÉPARONS LE MONDE
Humains, animaux, nature
de Corine Pelluchon
Rivages, « Petite bibliothèque », 286 p., 8,80 €