Entre parenthèses – Semaine 5
Samedi 11 avril
R.-P.
Depuis hier, j’étais à même, sans grand succès, sans gros échec non plus d’ailleurs, de tenir en lisière les récits de chaos et de cauchemar que me font des amis, des gens avec qui je travaille, des vidéos anonymes.
Une amie, hospitalisée une nuit entière pour un soupçon de Covid dans une chambre partagée avec une femme mourante au souffle sifflant, ne se remet pas du traumatisme. Et se demande à chaque instant si la femme du lit d’à côté est encore vivante ou déjà morte.
Des directrices et directeurs d’EHPAD, avec qui j’ai passé une heure et demi sur Skype pour un travail en cours, qui font des récits sobres, courageux, d’apocalypse inhumaine, que je n’ai pas le courage de transcrire.
Un très vieux collègue, grand helléniste, qui sort de vingt jours de réanimation dans un état visiblement très confus et demande à chacun s’il habite chez les vivants ou bien chez les morts, comme s’il avait été intubé dans l’Hadès et ne savait plus très bien qui est qui, des normaux ou des zombies.
Sur Twitter, tout à l’heure, par hasard, 2’35 de vidéo hallucinantes, quelque part en Uruguay, j’ai oublié la ville, des cadavres entassés dans des sacs en plastique dans les ruelles avoisinant l’hôpital, des vautours qui tournoient, des corps en attente sur les trottoirs à défaut de personne qui puisse s’en occuper.
Avec ça dans la tête, les yeux et les oreilles, vaquer à la vie normale, écrire, ranger, manger. C’est à la fois facile et impossible. On fait comme on peut. Il fait beau, d’ailleurs.
M.
Ce matin, pour la première fois depuis un mois, munis de nos attestations, nous sommes sortis. Sortis de la maison, de l’immeuble. Avec réticence pour ma part mais détermination aussi, car je commence à ressentir à quel point la claustration totale pourrait avoir des conséquences plus lourdes qu’il n’y paraît. Question d’orientation. Et effectivement, les premiers pas furent incertains, précautionneux, comme une reprise de contact avec l’air printanier, les éléments, les arbres et la lumière non encadrée par une fenêtre. En déboussolée du bitume, je me demandais ce que représente le kilomètre autorisé. Nous avons fait exactement 1280 pas soit 0,82 km. Ne pas abuser des bonnes choses.
Nous avons croisé, à distance respectable et respecté, un vieux monsieur masqué promenant son chien. J’ai tenté de lui sourire par solidarité, mais rien du restant de son visage ne permettait de voir s’il était indifférent à mon signe ou s’il me répondait. C’est un avant-goût de ce qui va se perdre dorénavant et pour longtemps, tous ces langages éphémères et muets, ce véritable art du théâtre de la rue, de nos vies de passants convertis à l’ascèse puritaine, hygiénique ou pas, des pays asiatiques ou nordiques.
Dans la presse, les enquêtes se multiplient. Etrange moment que ce confinement où nous servons tous de cobayes à ce véritable laboratoire à ciel ouvert pour sociologues avides d’études. Du pain béni que ce temps arrêté pour ceux qui ne rêvent que de classifier, de mesurer, de typologiser sous tous nos angles, nos comportements de confinés, de sujets en suspens, épinglés à domicile comme des papillons soumis. Sont passés au crible nos changements de consommation, nos pratiques sexuelles, nos rêves, nos peurs ou notre opinion de béotiens sur l’hydroxychloroquine. Il n’est plus qu’à espérer que ce savoir accumulé, comme autant de constats d’évidence, sera rangé aux oubliettes. Archivés jusqu’à une prochaine pandémie.
Même la météo au beau fixe m’inquiète. Le spectre avant coureur d’une possible canicule cet été, cumulé aux développements de l’épidémie, me désespère déjà, en prévision. Comme une anxiété exponentielle mais n’est ce pas, fatalement, le principe de fonctionnement en roue libre de l’anxiété ? Il est temps de retourner à la musique qui, on le sait, adoucit l’immobilité.
Dimanche 12 avril
R.-P.
C’est le jour de Pâques. Pour les chrétiens, j’en ai su quelque chose dans ma prime jeunesse, une affaire de résurrection, de retour d’entre les morts. La vie pas finie, reprise. Eternelle.
Si c’était vrai, pour tous, à l’instant, ce serait bien. Pas seulement pour un crucifié dont le tombeau est vide. Pas rien qu’une fois, pour un seul.
Mais, comme promis, du moins par ses disciples, pour tous, d’un coup.
La résurrection des corps, vous imaginez ?
110 041 personnes disparues du COVID qui sortent soudain des cercueils, des morgues et des housses en plastique.
19 468 Italiens, de Bergame, Milan ou Venise, qui commencent à respirer de nouveau, en se disant, surpris, que toutes ces fables de leur enfance, quand même, finissent par rejoindre la réalité.
16 972 Espagnols, à Madrid, à Barcelone et ailleurs qui se remettent debout, et marchent, sans rien comprendre.
En France, en Grande-Bretagne, aux Etats-Unis, en Chine, partout, des morts qui se réveillent, s’étonnent et sourient.
Et pas seulement ceux du Covid, de ces derniers mois, de l’épidémie. Des gens de toutes époques, de tous pays, de tous âges.
Et mon père, aussi, dont c’est aujourd’hui l’anniversaire, et qui aurait 109 ans s’il n’était mort à 69.
Ce qui n’est vraiment pas au point, dans ce programme, c’est le corps exact dans lequel on revient en vie.
Personne ne sait exactement si c’est celui du moment de la mort, même âge, même décrépitude éventuelle, ou un autre corps, idéal, arrangé, glorieux.
Il a existé, à ce sujet, toutes sortes de querelles.
Je ne crois pas que tout fonctionnerait si on parvenait à les trancher.
M.
Ce matin, j’ai appris le décès d’une amie. Elle s’appelait Daphna. C’était un ange. A 50 ans, elle est morte sans bruit à Tel-Aviv d’un AVC. Obnubilés que nous étions tous par les traits menaçants du virus de l’heure, on finissait presque par oublier que la faux tournoie inlassablement selon son bon vouloir, en choisissant ses méthodes.
Donc aujourd’hui 110041 morts du Coronavirus plus les autres…
Ursula Von der Leyen, la Présidente de la Commission Européenne se prononce pour un confinement spécifique aux personnes âgées jusqu’à la fin de l’année, dans l’attente d’un hypothétique vaccin.
Voilà donc notre feuille de route tracée : soit 8 mois minimum d’immobilité entre quatre murs, avec fenêtres. Sentiment mitigé. Sans sauter de joie, cela me rassure presque parce que l’horizon est enfin daté. Lointain mais daté. C’est, pour moi, la confirmation que le vrai tourment réside surtout dans l’incertitude qui empêche le simple compte à rebours, le détachement quotidien des feuilles mortes du calendrier, le but à atteindre, l’idée d’espoir arrimée à une issue. Même si l’été me manquera.
Mais pas au point de faire partie des vrais ou récents joggers parisiens qui sortent désormais en cohorte de leur tanière à 19 h précises, l’heure décidée par la maire de Paris, une heure permise à tous en même temps… Dans les parcs de Londres, sur le Canal Saint-Martin, en bas de chez moi en direction du Bois de Boulogne, les uns derrière les autres, en grappes, casqués d’écouteurs, insoucieux des autres et du monde alentour, têtus, bornés.
Bien qu’en mouvement, ils semblent prendre la pose, pose cynique d’une sorte d’individualisme porté au paroxysme, revendiqué, exhibé : Moi d’abord, mon corps, mon sentiment de mobilité et de maîtrise.
Tétanisés à l’idée d’une possible et donc catastrophique fonte de muscles si chèrement acquis, ces fuyards du temps qui passe courent, dans leur splendide isolement. Vers où ? On ne sait. En plagiant Verdi, « Uomo e mobile », mais un peu comme ces poulets sacrifiés dont on a coupé la tête et qui continuent à courir mécaniquement un certain temps !
Une étude de physiciens belges confirme qu’il serait plus judicieux de courir côte à côte que les uns derrière les autres comme c’est le cas actuellement, car le virus volatile se disperserait et laisserait une traînée sur 4 à 8 m à l’arrière. Cela s’appelle la zone « slipstream » c’est-à-dire la zone se situant derrière un objet en mouvement. Mais alors les vélos ? les promeneurs ? Abyssal…
Lundi 13 avril
R.-P.
Des amis à l’écran, ma fille et ma petite-fille à l’écran, des nouvelles, des demandes, des textes en cours, tout est à l’écran.
Journaux, comptes, commandes, manuscrits, livres à lire… Nous vivons, plus que jamais avec, par, et dans l’écran.
Ce journal, je le rédige les yeux sur l’écran. Nous nous envoyons nos textes d’écran à écran, Monique et moi, d’une pièce à l’autre.
Il n’y a plus qu’elle que je vois en vrai, ce qui suffit à me faire vivre.
L’étrangeté, c’est de constater à quel point cette pandémie accélère et accentue tout ce qui était déjà en place : la vie connectée à la place de la vie charnelle, les images à la place des gens et des choses, les sites à la place des magasins et des boutiques, les livreurs à la place des vendeuses, sans oublier l’élimination des trop vieux, des trop faibles, des invisibles.
Comme si le virus faisait les mêmes choix que la société. A moins que ce ne soit, la société dont il souligne tendances et travers.
M.
Aujourd’hui, un moment de découragement. La lumière y est pour beaucoup. Comme un raté magistral. Ne pas être au rendez-vous de ce retour du printemps est tellement triste. Voilà un moment distribué sans retenue, sans critère de sélection, sans condition, devenu inaccessible. Ou en se penchant un peu, coincée à la fenêtre.
Comment avoir été si insoucieux, si dispendieux, dans le temps d’avant et ne pas avoir songé à en faire des provisions pour les jours austères et reclus. Impensable, c’était le temps des évidences qui ne se questionnait même pas. La question de l’heure est plutôt : Aura-t-on droit in vivo au printemps 2021 ?
Mardi 14 avril
R.-P.
Un mois pile, 14 mars – 14 avril, que nous tenons ce journal. Peu importe qu’il y en ait des kyrielles d’autres, c’est prévisible. Peu importe aussi que ce ne soient que nos histoires, notre vie et nos pensées au jour le jour, par bribes, en roue libre. Après tout, ce n’est que pour tenir, garder un fil, une trace, que nous avons pris ce pli.
Beaucoup vivent plus durement que nous, souffrent cruellement. La situation leur impose des sacrifices, des douleurs et des privations bien plus cruelles que les nôtres.
Mais je ne vois pas comment il est possible à qui que ce soit d’être à une autre place que la sienne.
Impossible de faire le récit d’une vie que nous ne vivons pas. Seule issue : tenter d’examiner la nôtre, telle qu’elle nous est donnée, jour par jour, dans l’inquiétude ou la routine, les sourires et l’angoisse.
Si ce journal a commencé il y un mois, tout a débuté plusieurs semaines avant, grossissant peu à peu, avec les premières annonces chinoises, les tout premiers cas européens, suivis à la trace, confinés, observés, les Français rapatriés de Chine mis en quarantaine, les discours sur la grippette qui ne pouvait pas inquiéter…
A partir de la deuxième quinzaine de février, sans que je me souvienne du détail de la chronologie, nous avons commencé à éviter les lieux publics, à décommander des rendez-vous, à limiter nos déplacements. Les 2 et 3 mars, nous devions être à Bruxelles et il était impossible d’annuler. Nous avons fait le voyage en voiture pour éviter la promiscuité et l’incertitude du train et, sur place, nous avons tenté, vaille que vaille, de ne pas serrer de mains ni de faire d’embrassades.
L’inquiétude, à cette date, était déjà vive, et les précautions nécessaires. Mais ce n’était qu’une rumeur insistante et des décisions personnelles. En ce temps-là, personne ne songeait sérieusement au confinement. C’était il n’y a pas six semaines. Depuis, le monde entier a basculé.
M.
Hier soir, je me demandais pourquoi tenir ce journal de confinés ? C’est la première fois que je m’astreins à ce genre d’exercice. Je n’en connais pas la finalité.
Au début, la sidération, le trop-plein d’inédit, d’émotions en vrac offraient la matière sans compter. L’exutoire était désigné, matérialisé. Tout était à découvrir, à éprouver de cette épreuve. Exercice d’auto-entomologie.
Les jours passant, le rituel s’installe. Avec ses instants de lucidité, de drolerie, de déprime. Avec aussi ses moments de morne répétition. La répétition est dans la vie ce qui m’inquiète le plus. Comme une condamnation sans appel, sans diversion, sans échappée.
Certaines fois, l’exercice d’écriture me met mal aise : trop nombriliste, égocentré. Moi qui ai choisi, de par mon métier, de préférer mettre l’autre en lumière, me voilà à occuper la scène avec mes émois, mes réflexions. Ne parler que de soi est lassant, parler au nom des autres, à la place des autres est impudent.
Et pourtant, je continue, je ne lâche pas. Sans doute par réflexe têtu. Pour me rassurer sur la continuité datée des jours. Pour soutenir l’effort et la possibilité d’aménager un espace entre moi et l’événement, pour ne pas y coller adhésivement, pour lui donner un tant soit peu sens.
C’est aussi, paradoxalement, une façon d’échanger plus librement avec Roger-Pol, alors que nous n’avons jamais été aussi continûment côte à côte. Comme un non-dit nécessaire qui ne se transmet que par les mots écrits. Donc, on continue.
Et même si le fait d’y repenser me tétanise, je veux garder dans ce journal la trace de cet article lu hier soir (avant de dormir), qui confirme d’après les résultats de chercheurs chinois que le Covid 19 ressemblerait beaucoup plus qu’on ne l’envisageait au VIH-Sida, du fait qu’il semble détruire tout le système immunitaire (les cellules T) de certains malades. Le printemps s’éteint.
Mercredi 15 avril
R.-P.
Rien ne bouge et tout s’agite.
Rien ne bouge : tout le monde ou presque est confiné, les malades continuent d’être intubés, de mourir ou de guérir, les gestes du quotidien se répètent, les nouvelles aussi, « mauvaises, d’où qu’elles viennent » comme dit la chanson de Stéphane Escher.
Tout s’agite, gesticulant : éditoriaux, dossiers, tutoriels, publicités, polémiques, messages contre messages, sans cesse. En vain. Ou plutôt à côté.
Deux mondes qui n’en font qu’un, deux faces du même. Immobile et brownien, grouillant sans avancer, affairé désoeuvré.
Comme si le virus, en fait, n’avait rien changé, contrairement à ce qu’on dit. Il ne fait que donner à voir. Révéler, laisser saillir tout ce qui était là. Tout ce qu’on entrevoyait, par moment, qu’on devinait, par bribes. Et qui se montre, soudain, à nu, à vif.
En entier ? En détail ? Nul ne sait.
M.
Un déconfinement prévu aux alentours du 11 mai, une réouverture progressive des écoles mais toujours sans masques obligatoires et sans dépistage massif… j’ai la nette et désagréable impression – après les annonces d’Emmanuel Macron – que le sacrifice des vieux au nom des impératifs économiques est déjà tacitement et majoritairement consenti. Prolonger notre confinement, au-delà du supportable, c’est déjà nous faire porter le coût psychique, exorbitant, de cette crise. Sentiment de sans issue, silencieux, trop heureux de ne pas être simplement déjà morts. Vivants, toujours plus invisibles.
Avec, en prime, cet insupportable et sirupeux discours ambiant sur la solidarité, l’attention et l’aide aux aînés. De l’enfumage. En réalité, le projet du temps d’avant du jeunisme triomphant a trouvé un nouvel allié de taille viral. Notre passivation est à l’ordre du jour.
Dans cet océan d’inquiétude, le geste d’amis chers qui hier ont songé à nous faire parvenir une enveloppe contenant des masques et un flacon de gel hydro-alcoolique. Comme de l’or en barre. Nous n’avions ni l’un ni l’autre. Plus encore que les objets, cette attention m’a touché au plus profond, me rassurant sur la qualité de certains êtres. Une lumière pour avancer qui permet de retrouver un peu de sérénité.
Les confirmations quotidiennes sur l’accentuation implacable des inégalités sociales liées à ce virus qui frappe plus le 18° et 19° arrondissement de Paris et les familles confinées dans de petits espaces, n’étonnent pas mais accroissent et avivent un sentiment de culpabilité quand on fait partie de ceux qui sont mieux lotis. Il me paraît plus décent de l’accepter, de vivre avec sans tenter de s’en débarrasser confortablement, à l’aveugle.
Jeudi 16 avril
R.-P.
Le débat sur les vieux figure parmi les symptômes qui révélant la toile de fond du présent, naguère à peine visible, à présent saillante.
Vieux sacrifiés dans les EHPAD, en dépit du dévouement, du travail acharné, parfois de l’héroïsme des personnels, qui font tout pour humaniser des situations inhumaines. Mais l’hécatombe en cours risque d’être de plus en plus effroyable et confirme que l’époque parque les plus âgés, faute de savoir qu’en faire, soulagée de les rendre invisibles.
Vieux confinés chez eux, au-delà du déconfinement annoncé pour le 11 mai. Sur ce point, chacun a son avis, ses questions, ses protestations. C’est plus prudent, ils sont fragiles, donc plus exposés. A partir de quel âge ? Et jusqu’à quelle date ? Volontaires ou assignés de force, sous peine d’amende ?
Normal pour les uns, discriminatoires pour d’autres. Quelques-uns s’inquiètent de tant d’attention portée aux plus âgés, jugent la mesure excessive, disproportionnée. D’autres s’insurgent de droits accordés aux uns et ôtés aux autres.
Sous la cacophonie et la confusion, derrière les faux problèmes et les vraies détresses, il est clair que le temps présent n’a pas de représentation du grand âge et plus d’éducation au vieillissement. La vieillesse, pour les gens d’aujourd’hui, n’est plus, depuis longtemps, une sagesse, et ce n’est même plus un naufrage. Juste un rien, un irreprésentable, un impensé. Des chiffres, un problème. Pas des vies, ni des existences vraiment humaines.
M.
Rituel du ménage, rituel de la mini- promenade, rituel de la gym, rituel des mails et appels aux proches, rituel du bulletin de Jérôme Salomon… les jours uniformes défilent au métronome, aménagés en pilotage automatique.
Mais finalement, quelle différence avec « avant » ? En dehors du visage poupin du Directeur de la santé rien ne manquait-il à l’appel. A une nuance près, toutefois, celle du champ des possibles, ces possibles infinis ou limités, envisagés, caressés ou abandonnés, programmés ou différés, au fil des jours et des heures. Tous ces mouvements imaginaires de nos désirs, virevoltants, contradictoires, gratuits, ludiques, arpents de notre espace de liberté. Désormais en suspens. Objection évidente : puisqu’il s’agit d’imaginaire, qu’est-ce qui entrave son fonctionnement en ce moment ? Sauf contre-ordre, le rêve est toujours possible en temps de virus… Certes, sauf que le « on ferait comme si », celui des enfants, n’inclut pas de doute sur sa réalisation. Celui des confinés, sûrement oui.
Ce qui me frappe aussi, c’est la forte différence entre rituels collectifs et rituels privés. Les premiers – religieux, sportifs ou culturels – sont avant tout organisés, planifiés (c’est même leur raison d’être) tout au long du calendrier, attendus pour certains ou redoutés pour d’autres, mais toujours canalisés.
Le rituel privé, lui, frôle le sans limites, la tentation de la surenchère, plus obsessionnel, plus anarchique parce que sans lien aux autres. Comme désignifié.
Je me demande quelles conséquences aura cette crise sur les mouvements de révoltes réactivés ces derniers mois par les Gilets Jaunes ou le mouvement #metoo ? N’y a t-il pas à craindre, pour les raisons fatales d’un chômage massif à venir, que les femmes, premières cibles du chômage, soient insidieusement réassignées à leur rôle historique de gardiennes de la maison, reléguant à nouveau leur revendication d’égalité à plus tard ?
Quant aux Gilets jaunes, Michel Onfray, jamais avare d’opportunisme, n’a pas perdu de temps : il annonce aujourd’hui qu’il fonde un mouvement intitulé, en toute modestie, « Le Front Populaire » pour prendre date et enrôler les révoltés sous sa bannière souverainiste. Le « temps d’avant » résiste bien.
Vendredi 17 avril
R.-P.
Soir de Noël 2025.
Nous avons pu obtenir au marché noir une tranche de dinde surgelée et un marron (oui, un seul), grâce au réseau des Oldies, que nous avons rejoint dès 2021, quand les combats ont commencé.
Les premiers temps, rien n’était facile. Les vieux qui refusaient de se déconfiner étaient moqués, traqués, harcelés. Beaucoup ont été molestés. Certains furent contaminés de force par les brigades de l’immunité de groupe et moururent dans des conditions abominables.
C’est à ce moment que le réseau s’est organisé. Les Oldies voulaient survivre, au prix d’un confinement permanent et surprotégé, refusaient les visites médicales, les inspections de toutes sortes, et filtraient les livraisons.
Le temps passant, il avait fallu constituer groupes d’autodéfense, filières de ravitaillement, sites de dépannages et conseils en tous genres. Mais ils avaient, peu à peu, franchi tous les obstacles.
Ils avaient fière allure, ces Oldies qui avaient célébré leur 2000e jour de confinement, contemplant les rues désertes, les hôpitaux bondés, et la fumée au loin des incendies quotidiens.
Fière allure, oui, dans leurs habits rapiécés, avec leurs cheveux si longs et leur teint pâle, mais le regard aigu de ceux qui refusent de plier et résistent.
Peu à peu, des armes avaient circulé. Les Oldies avaient appris à se défendre. Le ravitaillement s’était organisé. Pour ce sixième Noël de confinement, le réveillon serait austère, comme d’habitude, mais il fallait quand même marquer le coup.
Je laisserai le marron à Monique, elle aime ça.
Telle était ma rêverie du jour. On s’amuse comme on peut.
M.
Il y a la théorie et il y a la pratique : en matière de masques, je finirais presque par regretter le moment de la pénurie, le temps où, inquiets, nous les souhaitions ardemment. Désormais nous en avons, donc on s’exécute.
Ce matin, première tentative de sortie équipée pour faire le tour du pâté de maison. Echec total. J’étouffe. Il est si totalement couvrant, ce qui est sa fonction, qu’on a le sentiment de porter un scaphandre, au point d’entendre le souffle étouffé, enfermé, capturé, de sa propre respiration. A priori, si l’on sort c’est pour faire le plein d’oxygène. On ne récolte que de l’air macéré dans le seul espace intérieur du masque. Autrement dit, une sorte de confinement ambulant. A déconseiller aux claustrophobes.
Trêve de jérémiades, il va falloir s’y habituer sans rechigner, pour de longs mois. En regrettant dans cette nouvelle vie en apnée, les délices du nez au vent, des lampées et beuveries d’oxygène non comptées, non filtrées. Même polluées.
Se protéger du virus avec masque et gestes barrières, se protéger des inondations avec des digues incertaines ou de la canicule avec des climatiseurs, voilà de bien piètres performances humaines face à l’ambivalence, toujours plus intense, des jeux de la Nature. Avec notre complicité ou pas, elle joue sa partie, imperturbable, en aveugle, à la loterie. Une humilité renouvelée devant cette hubris est de mise.
Le chanteur Christophe est mort cette nuit. Indissolublement lié, à quelques années près, à notre jeunesse commune.