Entre parenthèses – Semaine 4
Samedi 4 avril
R.-P.
De l’insouciance au souci de survivre. Voilà le passage que nous sommes en train de faire, tous, sans peut-être que chacun s’en rende compte.
Il y a peu de temps, même si cela paraît déjà loin, nous déambulions dans les rues, nous nous serrions la main, nous nous embrassions, nous mangions ensemble, nous nous tapions sur l’épaule.
Nous n’avions pas en tête de contaminer ni de nous protéger. Nous n’avions d’ailleurs souci de nos santés que de manière privée, et non collective.
Nous faisions le marché, les courses, les magasins, sans songer que quoi que ce soit pût manquer. La surabondance nous semblait parfois même lassante, excessive, harcelante. Nous avions, par moment, de vagues rêves d’austérité frugale et de simplicité candide. Mais nous ignorions le manque.
A présent, le spectre de possibles pénuries commence à rôder. Quelques articles ne sont pas disponibles, y compris certains de « première nécessité », comme on dit, farine ou yaourts, par exemple. On se raconte que c’est temporaire, accidentel. Pour l’instant.
Nous vivions avec l’embarras des surplus, des denrées excédentaires, la crainte du gaspillage. Le temps vient des attentes et des produits manquants.
Inutile de fantasmer sur les famines d’autrefois et les misères des assiégés de jadis. Nous en sommes infiniment loin. Mais le temps où l’on ne pensait pas manquer, où tout était à disposition, assuré, offert, prodigue… nous savons que ce temps s’éloigne.
Il se pourrait qu’il revienne assez vite. Ou que ce soit plus long, ou moins simple. Il se pourrait qu’il ne revienne pas de sitôt. Ou jamais. Ces incertitudes, ces questions, ces éventualités en suspens, elles aussi, sont neuves.
Ce ne sont pas seulement nos gestes quotidiens qui ont changé. Ni nos risques sanitaires et nos probabilités biologiques qui se sont modifiés. Ce sont aussi nos manières de prévoir, d’estimer, d’espérer et de craindre.
Et ce n’est qu’un début. De jour en jour, les soucis s’affinent, se complexifient, s’aiguisent, se montrent sous un jour différent.
M.
Ce que je redoutais le plus advient : l’annonce faite hier en fin d’après-midi par des scientifiques américains que, selon leurs études, le virus se propage non seulement par « gouttelettes » mais aussi de façon « aérosol » c’est-à-dire transporté par l’air entre personnes qui simplement se parlent, si l’une est infectée. L’étau des inquiétudes se resserre dangereusement. Le discours médical et politique fait donc depuis hier soir un virage à 180 degrés. L’Académie de Médecine prescrit le port des masques dit « alternatifs » et les autorités, déboussolées, l’encouragent soudain, démentant toutes leurs injonctions des dernières semaines.
D’après les modélisations d’experts anglais, la France compterait 2 millions de contaminés. Très loin du chiffre officiel, mais sans rapport avec le seuil de contamination de groupe recherché de 50% de la population. Cet objectif parait irréalisable.
On nous apprend que les prévisions météo seront désormais beaucoup plus floues, le trafic aérien étant interrompu à 90%, les avions ne peuvent plus transmettre les données utiles au calcul. Je ne sais pourquoi cela me trouble, dans la mesure où nous ne sortons pas de la maison. L’idée de ce dérèglement qui s’ajoute à tous les autres m’angoisse. Tous les repères les plus intégrés s’effacent.
Sans doute faudra-t-il, dans les temps qui viennent, revenir au doigt levé pour éprouver le sens du vent, à l’examen vigilant de la densité et de la fréquence des cirrus, altostratus et autres cumulus, ou à la sensation indiquée par ses articulations, pour mesurer le taux d’humidité, sans compter la frisure des cheveux, « comme au bon vieux temps ». Je hais la nostalgie.
Dimanche 5 avril
R.-P.
Les tâches ménagères, autrefois déléguées, occupent une partie inhabituelle de l’emploi du temps, pour nous maintenir dans un environnement propre, rangé, finalement « normal », et non désorganisé par la désorganisation générale.
Dès lors, faire les vitres a des airs de résistance (Let the sunshine in), passer l’aspirateur élimine on ne sait quoi mais sûrement quelque chose, et un coup de chiffon sur les meubles évite de retourner trop vite en poussière.
J’ai commencé à découvrir comment se repasse une chemise. Je savais jusqu’à présent sans difficulté faire la cuisine (pas trop mal, selon quelques amis), laver du linge, faire la vaisselle, un peu de ménage et surtout faire les courses (ce que j’adore, mais c’est un souvenir de l’ancien monde).
Je savais donc me débrouiller à peu près, mais je n’avais jamais touché un fer à repasser. Je me dispense de commentaires sur la honte de cette lacune, comme les circonstances qui ont produit pareille situation. Elle a pris fin la semaine dernière, depuis que j’ai tâtonné avec quelques tee-shirts et plusieurs chemises. Je vais recommencer bientôt. Avec un peu de chance, je ne mourrai pas ignorant.
Alors, c’est quoi la vie ?
Prendre le petit déjeuner, faire sa toilette, laver la salle de bain, faire de la gymnastique, écrire un article de journal, passer l’aspirateur, lire quelques chapitres en prenant des notes, éplucher des légumes, déjeuner léger, rédiger quelques pages d’un prochain livre, reprendre ce journal, répondre à des mails, téléphoner, skyper, whatsapper, tweeter, instagramer, refaire un peu de gym, mettre une machine en route pour le linge, écouter les informations puis un quatuor à cordes de Beethoven pour ne pas devenir fou, diner, regarder une série sur Netflix.
Et le lendemain recommencer. C’est la vie. Oui et non.
M.
Dans un article du Journal du Dimanche consacré aux possibles stratégies de déconfinement, j’apprends que les personnes n’ayant jamais rencontré un virus, sont désignés par les épidémiologistes et les experts sous le nom de « naïfs ». C’est, semble-t-il, la dénomination convenue, valable pour tous les non-contaminés par un virus, que ce soit le Sida en 2008 ou le Covid 19 actuellement. Une appellation qui a le mérite de la clarté, si ce n’est celui de l’exactitude ou de l’impudence.
Où réside la naïveté dans cette histoire ? Les non encore contaminés seraient des Hurons en terre virologique inconnue ? Des « Simplet » ignorants de la malice des virus face aux « Atchoum » qui combattent vaillamment la maladie ou face aux « Prof », sûrs de leur expertise pourtant tâtonnante ? Des naïfs qui croient conserver leur virginité confinée alors qu’ils ne mesurent pas le danger alentour ?
Si on m’avait demandé mon avis j’aurais préféré le terme d' »innocents », comme des Papes dans l’Histoire, comme des enfants, ou encore comme certaines victimes (Je n’oublie jamais Raymond Barre). Une innocence retrouvée face à la menace qui frappe au hasard, une menace que l’on perçoit tous, mais en aveugles. Non, tout sauf naïfs.
A l’initiative de Roger-Pol, on vient de nous livrer un objet insolite : une machine à coudre. Pour cause de masques alternatifs à fabriquer. Comme dans la chanson de Charles Trenet « Papa pique et maman coud », j’aimerais vraiment que la répartition des tâches soit effectivement respectée, étant donné mon peu de goût pour les travaux manuels. Mais si l’on veut s’équiper pour les beaux jours de déconfinement à l’horizon de l’automne, il vaut mieux s’y mettre dès maintenant !
On parle de miroir de « courtoisie » pour ceux installés à l’intérieur des pares-soleil des voitures, on pourrait appeler masques de « courtoisie », ceux qui nous protégeront les uns des autres dans les temps à venir. Ce sera la moindre des prévenances, dans les nouveaux codes de politesse.
Lundi 6 avril
R.-P.
Est-il vrai que « tout va changer » ?
Intellectuels, éditorialistes, commentateurs et analystes le répètent à satiété. Les uns pour se féliciter de l’avènement d’un monde plus frugal, plus sobre, plus raisonnable, ou plus solidaire, plus humain, plus sain, plus équilibré… Les autres pour s’inquiéter d’un futur proche plus contrôlé, ou plus entravé, ou plus pauvre, ou plus méfiant, plus inégal, plus individualiste.
J’ai du mal à y croire.
Non pas que cette crise doive être sans conséquences. Elle a déjà, elle aura plus encore, dans les temps proches, une foule d’effets profonds, sanitaires, économiques, sociaux, politiques, idéologiques…
Mais nous ne savons pas lesquels.
Nous ne pouvons pas à la fois dire « quel événement surprenant que cette épidémie ! Nous n’en avons rien pu prévoir » et décrire avec un luxe de détails ce que sera le monde d’après.
En fait, chacun ne se livre qu’à son sport habituel : critique du capitalisme, dénonciation de la croissance ou défiance envers la subversion populaire. En prétendant décrire le monde de demain, tous gesticulent comme hier. Avec les mêmes mots, les mêmes tics, les mêmes mimiques.
On change à tue-tête « bientôt tout va changer », sur l’air de « Je vous l’avais bien dit depuis longtemps ».
Personne, du moins dans ce que j’ai pu lire ou entendre, ne demande simplement ce qui va (peut-être) changer et ce qui ne va (sans doute) pas se modifier du tout.
Deux qualités font cruellement défaut à tous ces discours.
D’abord le minimum de prudence et d’humilité que la situation requiert. Nous ne sommes qu’au tout début d’un effet domino dont les répercussions innombrables sont à la fois imprévisibles et risquent d’être hors de contrôle quand elles deviendront visibles. Les grandes envolées, si fermement assurées de ce qui adviendra, si certaines de ce qu’il faut faire pour assurer ceci ou écarter cela, sont donc extraordinairement présomptueuses. Et discrètement ridicules. Parfois pas discrètement du tout, d’ailleurs.
D’autre part, le minimum de discernement que l’on peut attendre des intellectuels semble s’être absenté. Si profonde et violente que soit la crise, pas besoin de longues études pour songer qu’il y a quantité de choses qu’elle ne changera pas. A commencer par la démesure et la folie. Juxtaposés à la mémoire, l’oubli et l’indifférence. Entrelacé à la solidarité, l’égoïsme.
Au début des années 1920, le mot d’ordre de tous les partis politiques était « Plus jamais ça ! « . Plus jamais les millions de morts de la Grande Guerre, les cadavres pourrissant dans la boue, les femmes veuves ou violées, les enfants orphelins, les pays exsangues.
Et vingt ans, vingt ans seulement après, tout recommençait. L’avenir ne dure pas longtemps. La grande leçon de l’histoire est que personne ne retient la leçon de l’histoire.
Alors, quand j’entends « tout va changer », je sors mon scepticisme.
M.
Hier soir, le choc de l’annonce par des amis du décès d’un de leurs proches. Nous l’avions rencontré – un homme d’affaires joyeux, plein de vie, d’idées, d’élégance – il y a à peine un mois, lors de notre escapade à Bruxelles, juste avant notre auto-confinement… Soudain, la mort qui rôde, masquée par l’avalanche des chiffres quotidiens anesthésiques, s’est incarnée…
« L’occasion fait le larron » : on dit généralement cela d’un événement, imprévisible, qui soudain ouvre une fenêtre, une « window opportunity » disent les Anglo-saxons, à ce qui cherchait sa voie… C’est ainsi que l’on assistera au triomphe éclatant du capitalisme numérique récolteur de données, allié aux gouvernements occidentaux complices, pour imposer les méthodes raffinées et éprouvées de contrôles sociaux des systèmes autoritaires, à la chinoise. Tout cela au nom de notre santé, mais déjà avec un œil aiguisé sur les innombrables opportunités futures. Une autre forme d’illimité, si tentante, au service du pouvoir politique qui reprend la main.
Dans un reportage, le malaise de ce jeune père de famille niçois, qui promenait son enfant quelques instants sur le cours Masséna, rappelé à l’ordre par le message d’un drone virevoltant au-dessus de lui, inquiet – si ce n’est déjà apeuré – d’exprimer son malaise au policier qui s’avançait, prêt à verbaliser. Malaise de se retrouver partagé entre les nécessités de l’heure et la terreur encore plus grande de ces restrictions d’un nouveau genre.
Mardi 7 avril
R.-P.
C’est chaque jour plus compliqué. Pas dans le quotidien, somme toute à peu près normal. Mais dans la tête, le cœur, les émotions, ça se complique.
Parce que des amis sont malades, certains déjà morts, et que les récits, les détails et les souffrances s’accumulent, comme une marée montante qui encercle.
Ce qui est compliqué est ce qu’on doit en faire ou ne pas en faire, ce qu’on parvient ou ne parvient pas à endiguer, en cherchant comment y parvenir et selon quelle perspective.
Il faut le redire : En vibrant à toutes les souffrances, on serait à l’instant anéanti, déchiqueté.
En les vitrifiant toutes, on serait inhumain, monstrueux, barbare.
Quelque part entre deux, on fait quoi ?
A tâtons, sans équilibre, sans boussole, entre tendre et dur, affecté et inoxydable, on chemine comme on peut, jour par jour, heure par heure, ne sachant si, pour tenir, il faut faire forteresse ou cœur d’artichaut, ballotté de l’acier qui s’oxyde à la pitié qui déchire.
M.
Un printemps pour rien, sans moi, sentiment de gâchis ! Après toutes ces semaines hivernales et consciencieuses de luminothérapie pour tenter de compenser le manque de luminosité dont la méditerranéenne que je suis se languit, me voilà placée sous cloche, à distance, pour un printemps par la fenêtre.
Entre répétition monotone et ennui insidieux des gestes du quotidien confiné, me reviennent en mémoire les propos du neurobiologiste Pierre-Marie Lledo, Grand Prix de l’Académie de Médecine, qui dirige le département de neurosciences de l’Institut Pasteur, lors d’un entretien accordé pour notre livre Humain en 2011.
Il évoquait le concept de « flex-stabilité », qu’il avait forgé : le fait que notre cerveau est toujours confronté à la recherche permanente d’un point d’équilibre. Sans cesse, il navigue de façon contradictoire entre besoin de diversité, de renouvellement et besoin de stabilité, d’habitude.
Résultat : quand la balance penche trop d’un seul côté, l’ennui voire la souffrance deviennent des moyens que le cerveau met en œuvre pour perturber une trop grande stabilité ou répétition. Selon lui, « dès lors que le cerveau cesse de lutter, notamment contre l’ennui, la dépression s’installe. »
Va donc pour la flex-stabilité ! Il devient urgent de rectifier la balance, de créer de la diversion pour déjouer subrepticement cette habitude du confinement.
Jeudi 9 avril
R.-P.
Hier, nous n’avons rien écrit dans ce journal, pour la première fois, ni Monique ni moi.
Trop occupés à d’autre chose ? Ménage, cuisine, lectures, écritures, Skype, téléphones et mails… sans doute.
Ou peut-être une esquive de ce qui chaque fois revient, attend, inquiète, quand on s’y met.
Creuser l’incertain, l’inquiétant, l’inconnu.
Savoir qu’on ne sait pas.
Répéter que rien ne se répète strictement à l’identique.
On n’a pas forcément envie toujours, ni la constance de s’y contraindre.
Il doit pourtant falloir. Mais je ne sais pas exactement pourquoi.
C’est peut-être ça qu’on cherche, quand on écrit : on cherche pourquoi, et on continue pour finalement ne jamais trouver, sauf les leurres qu’on s’est fabriqués en chemin.
M.
Hier, soirée singulière de Pessah, la Pâque juive. Forcément en tête à tête. C’est-à-dire tout le contraire du bordel habituel, mouvementé, mais en chair et en os. Contrairement à d’autres, nous avons refusé le succédané proposé par Zoom, ce site de visio-conférence qui fait fureur depuis le début du confinement. Je ne me résous toujours pas, en tout cas pas encore, à cette vie par vidéo interposée. Je préfère m’en tenir aux voix téléphoniques, plus charnelles, moins artificielles que ces visages décavés, ces images figées, mal cadrées, sans contact. Encore une nostalgie de l’ancien monde…
Ce matin, j’ai craqué. En larmes une bonne partie de la matinée, après avoir entendu le témoignage d’Emmanuel Grégoire, premier adjoint d’Anne Hidalgo à la Mairie de Paris expliquant, la voix étranglée de tristesse, qu’à Paris le Samu ne venait même plus chercher les vieilles personnes dans les EHPAD, les laissant mourir sur place, en raison de la saturation des services de réanimation. Sans aucun moyen d’assurer une simple dignité de leur fin de vie. Sacrifiés.
Pendant une simple fraction de seconde, on entrevoit les douleurs incommensurables, les terreurs à l’œuvre, le noir absolu. Avant de se reprendre pour tenir, confinée, non contaminée et non immunisée…
Comme pour tous, la lassitude gagne avec l’incontournable prise de conscience que « ce sera long ». Comment penser un horizon d’immobilité pour les 12 à 18 mois à venir, délai incertain de la promesse d’un vaccin ?
Je rêvais de voyages, de loisirs, d’ailleurs, sans pression du travail. Ne reste que l’espace d’une chambre. En confinée, non contaminée et non immunisée. Bis repetita vaut mieux que deux tu l’auras…
J’ai appris que les soignants inquiets qualifient d' »effet Coupe du monde », ce moment crucial du déconfinement où l’épidémie pourra à nouveau s’embraser du fait du désir de la plupart de fêter les retrouvailles générales. Oui, la suite inquiète encore plus.
Vendredi 10 avril
R.-P.
Des vieilles, des vieux qui meurent seuls. Sans les leurs, solitaires et glacés. Visites interdites, isolement réglementaire.
Au nom de l’intérêt général, de la santé publique et de la sécurité sociale.
Pas au nom de l’humanité.
Parce que l’humanité sait, exige, hurle, s’il le faut, que nul ne peut être privé de la présence de ses proches à son dernier soupir. Et que nul ne peut se voir interdire de venir tenir la main fripée de sa mère, de sa grand-mère, de son père, de son grand-père, au moment où cette personne est à l’agonie.
Si chacun le veut, évidemment. Et assume les risques. Et se voit assurer protection et suivi.
Mais il en fut décidé autrement. Et ceci est inhumain, immoral et indigne.
Il est urgent que les visites aux mourants soient autorisées, que des équipements de protection soient prévus, un suivi assuré, des informations détaillées fournies.
Il n’est pas supportable qu’un règlement sanitaire, fût-il légitimé par toutes les précautions médicales du monde, puisse s’interposer entre parents et enfants au moment du trépas.
Je pense à Antigone et Créon, le vieil affrontement du pouvoir et de ses normes avec les lois non écrites mais impérieuses de l’humanité.
C’est bien quelque chose de cet ordre que nous vivons, en ce qui concerne l’isolement des mourants et l’interdiction des visites.
Et cette inhumanité ne doit pas être permise.
M.
Nous en sommes à nous contenter et nous rassurer d’un simple et millimétrique freinage des admissions en réanimation ou d’une stagnation des chiffres des décès toujours aussi effarants : plus de 12000 morts en France à ce jour et 96786 dans le monde.
Durant la fête de Pessah, les Juifs célèbrent la libération des Hébreux de leur esclavage en Égypte sous la conduite de Moïse. Un difficile exode qui se solda par une traversée du désert durant 40 ans, avant d’atteindre la Terre Promise.
Les idées de liberté et de traversée de l’aride sonnent singulièrement en ce moment. Dans le monde de maintenant, celui de l’instant incertain. Ni le monde « d’avant », ni celui « d’après ». Cette dichotomie temporelle, si manichéenne, est d’ailleurs tellement navrante tant elle est infiltrée, saturée de jugements moraux sur nos présupposés manquements passés ou nos bonnes résolutions à venir pour un éternel premier janvier durable et solidaire. Avec ses « goodies » et ses « badies ». Ses premiers de la classe et ses cancres obtus. Comme si les séparations étaient étanches, tranchées. Dans nos temps de contagion, voilà un fantasme de pureté bien radicale, loin des osmoses complexes du réel, de ses détours et de ses dissonances non contrôlées. Le désert enseignerait plutôt une leçon d’humilité. Qui ne renie en aucun cas l’espoir.
Après avoir été, submergée, ces dernières semaines, par le bruit obsédant des informations à jet continu, je tente de redéblayer un peu de terrain pour retrouver le désir de musique. En raison du confinement, j’ai dû annuler nos places pour un concert autour de la musique d’Astor Piazzolla, prévu dans dix jours. Je ne saurai expliquer pourquoi, tout au long de ma vie, dans les moments difficiles, je retourne immanquablement vers ce grand compositeur, ce fils d’immigré italo-argentin de New York, promoteur du Tango Nuevo. Gidéon Kremer, violoniste hors pair dont je garde intact le souvenir de notre rencontre, ne s’y trompe pas qui le compare à Schubert. Sans doute parce que ses avalanches sophistiquées de notes au bandonéon, heurtées, pulsées, sans entrave, se révèlent si proches, si expressives de la voix humaine. Une voix sombre, inquiète, saturée de tristesse et de mélancolie. Mais têtue, qui ne renonce pas.