« Nietzsche et la race », de Marc de Launay
« Père fondateur du nazisme »… Ainsi voyait-on Nietzsche, dans les années 1950, aux Etats-Unis. L’erreur a perduré, en Europe, plus tard encore. On crut discerner chez l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra un penseur raciste, antisémite, pro-aryen, ami de la « brute blonde » et de l’impérialisme allemand. Cette illusion d’optique a « livré Nietzsche à la charlatanerie », comme disait Walter Benjamin. La période est-elle close ? Certes, il y a longtemps qu’ont été mis à nu et démontés les supercheries, trucages et contresens qui ont rendu possible pareil travestissement. Mais les fausses lectures sont tenaces, tout comme les véritables idées de Nietzsche demeurent dérangeantes. De quoi expliquer, sans doute, que survive cette caricature de Nietzsche en prénazi.
Gratter la gangue
L’avantage du livre de Marc de Launay est d’offrir – sous forme brève, concise, bien informée – une nouvelle trousse complète de nettoyage. Il faut d’abord gratter la gangue de la récupération familiale et hitlérienne. Elisabeth Förster, la sœur de Nietzsche, a construit, autour du philosophe déjà mourant, le mausolée-musée des Archives Nietzsche de Weimar. Elle a fabriqué la fiction éditoriale de La Volonté de puissance, s’est invitée ensuite dans la loge d’Hitler à l’Opéra, lui a fait présent de la canne-épée de Nietzsche. Le Führer a subventionné un mémorial, l’idéologue nazi Baümler a façonné un Nietzsche selon ses vœux – germaniste, belliqueux, raciste.
Cette nazification de la figure du philosophe est une chose. L’examen philosophique de ses concepts en est une autre. Les outils fournis par Marc de Launay permettent de désincruster les saletés qui se sont infiltrées là aussi. Car la question centrale, pour Nietzsche, est bien celle du corps. Elle constitue même le fil directeur de toute sa pensée. Ce corps, fondateur et créateur, est-il racisé ? Est-ce donc sur des bases ethniques que se déroulent, pour Nietzsche, les guerres entre civilisations qui marquent l’histoire ? La réponse à ces interrogations est clairement non.
Le corps comme fil directeur
Traducteur de nombreux textes de Nietzsche, responsable de l’édition de ses œuvres dans « La Pléiade », Marc de Launay souligne combien le concept nietzschéen de « volonté de puissance » n’a rien de racial ni de raciste. Quand Nietzsche parle de « race », le terme est culturel, synonyme de « peuple » ou de « nation », et ne renvoie jamais à un discriminant génétique. Envers l’antisémitisme, la position de Nietzsche est également claire et nette. Il est vrai qu’il a fréquenté et admiré, dans sa jeunesse, ces antisémites notoires que furent Schopenhauer et Wagner. Mais il les a critiqués, s’en est éloigné une fois pour toutes, n’a cessé de fustiger l’ignominie et la bêtise des antisémites en général, et de ceux qui osaient se réclamer de lui en particulier.
Marc de Launay fournit en prime un florilège utile de citations dépourvues de la moindre ambiguïté. Nietzsche affirme : « Etre allemand, c’est se dégermaniser. » Il formule aussi, à l’été 1876, ce programme grandiose, qui n’en finit pas d’être actuel : « Les esprits libres contemplatifs ont leur mission : abolir toutes les barrières qui font obstacle à une interpénétration des hommes – religions, Etats, instincts monarchiques, illusions de richesse et de pauvreté, préjugés d’hygiène et de races, etc. » Un « père fondateur du nazisme » n’aurait pas fait ces déclarations.