Figures libres. Portrait de Néron en historien masqué
Néron n’est pas un homme, c’est un mythe. En fait, les deux cohabitent sous le même nom. Pourtant, le contraste est total entre le personnage réel et son rôle dans la culture occidentale. De celui qui a effectivement régné sur Rome, on connaît somme toute bien peu de chose. Né en 37 de notre ère, il succède à l’empereur Tibère très jeune, à 17 ans, et il règne quatorze ans avant de se voir contraint au suicide, à seulement 31 ans. De tout à fait sûr et certain, c’est presque tout !
Mais les histoires à propos de Néron, elles, ne cessent de proliférer depuis bientôt 2000 ans, dans toutes sortes de langues, de styles, d’éclairages, de registres. On se complaît, de siècle en siècle, dans le récit de ses turpitudes, la description de ses transgressions, meurtres et caprices. Incestueux, matricide, débauché, fantasque, pleutre, sadique, vaniteux, mégalomane… il a évidemment tout pour plaire.
Un monstre chatoyant
Donatien Grau, historien de la littérature et critique d’art, a eu la bonne idée de quitter les questions insolubles – Mais qui était donc vraiment cet homme ? Comment expliquer son comportement ? Comment comprendre sa personnalité ? – pour explorer tout ce qu’on a dit, au fil de l’histoire, de cette figure mythique. Il a donc entrepris de collecter presque tout ce qu’on a pu rêver, supposer, craindre, délirer au sujet de Néron tyran, monstre, antéchrist, voire poète incompris… Le périple est à la fois très savant et très allègre, traverse les époques, les langues, les disciplines, les genres littéraires à la recherche d’un monstre chatoyant et multiforme. Créature unique, hybride d’histoire et de fiction, de récits antiques et modernes, de faits et de poésie.
On aura donc quelques bonnes surprises en suivant ce Néron plastique à travers les âges, les bibliothèques et même les scènes d’opéra et de théâtre. Si on le connaît, en effet, chez les Anciens – Sénèque, qui fut son précepteur, Tacite, Lactance et quelques autres –, chez les chrétiens, qui le dépeignent en bête de l’Apocalypse, on sait bien moins ses transformations médiévales, son retour à la Renaissance dans la pensée politique, ses apparitions – brèves mais signifiantes – chez Shakespeare, Spinoza, Fénelon, Racine et tant d’autres. Sans oublier son arrivée en force chez les peintres pompiers et les poètes décadents du XIXe siècle. On en conclura aisément qu’il y a bien plus, dans la figure de Néron, qu’une rock star maléfique ou un empereur bouffon et dément. Mais encore ?
Si la formule « de quoi X est-il le nom ? » n’était désormais usée jusqu’à la corde, ce serait le moment de l’utiliser. C’est en effet ce que cherche Donatien Grau. Le patronyme de l’empereur renvoyant à un personnage historique dont l’intériorité demeure à jamais inaccessible, il faut s’intéresser à ce que révèle l’évolution des représentations qu’il a suscitées. La réponse n’est pas si compliquée : les grandes étapes du développement de l’Occident se reflètent dans les discours tenus sur Néron, les manières de l’imaginer, de le mettre en scène. On y décèle aussi, à l’évidence, une fascination occidentale rarement démentie pour la transgression, les interdits bafoués, la destruction.
En révélant ces discontinuités comme cette constance, la figure de Néron n’est plus celle d’un empereur ni d’un mythe. Elle devient – étrangement, à son corps défendant – la figure d’un historien.
Néron en Occident. Une figure de l’histoire, de Donatien Grau, Gallimard, « Bibliothèque des idées », 404 p., 32 €.