Figures libres. La face raciste de l’histoire de l’art
Quel rapport entre l’arrivée des Barbares dans l’Empire romain et les théories esthétiques contemporaines ? Au premier regard, aucun. A supposer qu’un lien existe, il paraît vague, marginal, inessentiel. Erreur ! Il existe en fait une relation profonde et porteuse de vastes conséquences. Mieux, ou pire : l’histoire de l’art, dans sa naissance comme dans ses développements, entretient des connexions nombreuses et durables avec le « génie des peuples », les classifications raciales et l’antisémitisme. De manière constitutive, et non accidentelle. Ces affirmations peuvent surprendre, voire choquer. Quand on a lu le travail exceptionnel d’Eric Michaud, elles se révèlent non seulement compréhensibles, mais éclairantes.
Reprenons. La version classique de l’effondrement romain se résumait au démantèlement progressif d’un monde civilisé par des vagues successives de hordes frustes, plus ou moins sauvages, venues du Nord et de l’Est. Corrosion lente, décadence longue. Mais cette désorganisation avait fini par avoir raison des savoirs, des arts, de la paix romaine et de sa prospérité. Aux siècles riches et raffinés succédaient des temps sombres et des famines. L’ordre laissait place au chaos. Dans tous les domaines, une effroyable régression s’était abattue pour longtemps sur l’Europe. Voilà, en gros, ce que décrivaient les classiques.
Au XIXe siècle, les axes de ce récit s’inversent. Les Barbares auraient apporté un sang neuf à une société à bout de souffle. Ils ne l’auraient donc pas détruite, mais au contraire régénérée. Sans eux, la stérilité du classicisme n’aurait pas été brisée, l’inventivité gothique et son génie passionné n’auraient pu surgir. Cette vie nouvelle est conçue comme une mutation indissociablement culturelle et raciale : la tiédeur ordonnée des races latines a laissé place à la puissance vitale des races germaniques Cette « formidable inversion romantique, qui fut tout à la fois esthétique, politique, raciale et religieuse », constitue, selon Eric Michaud, « la vraie matrice de l’histoire de l’art comme discipline ». Il le montre de manière convaincante, avec une érudition peu commune, au fil d’un essai qui conduit de surprise en surprise.
Présence insidieuse
Avec un luxe de détails et de références, ce directeur d’études à l’EHESS met ainsi en lumière l’inclusion de l’histoire de l’art dans les grands mythes du XIXe siècle, comme l’affrontement des Aryens et des Sémites ou les invasions des Indo-Germains porteurs de civilisation, étudiés respectivement par Maurice Olender et Jean-Paul Demoule (1). Toutefois, son apport le plus étonnant est sa démonstration de la persistance, jusqu’à nos jours, de l’ethnicisme en art, de sa présence insidieuse et feutrée là même où on ne la voit pas.
« Honneur aux valeurs sauvages », clame toujours Jean Dubuffet en 1951, tandis qu’André Breton, en 1955, voit encore dans l’art gaulois une résistance vitale à la « contagion gréco-latine ». Depuis, on n’a pas cessé de célébrer les arts autochtones (africains, inuit, aborigènes australiens, etc.) comme signes du génie authentique des peuples. Dans son fond, l’histoire de l’art se soucie moins des formes, des créateurs individuels, des ruptures artistiques et des écoles que des ethnies. Moins poliment : née raciste, elle le demeure. Les progressistes les mieux intentionnés, défenseurs des peuples premiers, sont donc, à leur insu, en mauvaise posture. Voilà de quoi causer.
(1). Les Langues du paradis. Aryens et sémites : un couple providentiel, de Maurice Olender, Gallimard/Seuil, 1989 ; Mais où sont passés les Indo-Européens ? Le mythe d’origine de l’Occident, de Jean-Paul Demoule, Seuil, 2014.
Les Invasions barbares. Une généalogie de l’histoire de l’art, d’Eric Michaud, Gallimard, « NRF Essais », 304 p., 23 €.