Robinson Crusoé à travers les siècles
Il va bientôt fêter ses 300 ans. En 1719 paraissait à Londres, sans nom d’auteur, The Life and Strange Surprizing Adventures of Robinson Crusoe. Le texte se présentait comme d’authentiques mémoires. La signature de Daniel Defoe ne figurera même pas sur le second volume. Pourtant un succès immédiat et colossal était au rendez-vous. Depuis trois siècles, l’attention s’est portée sur des aspects divers de ces aventures « étranges et surprenantes », mais l’intérêt n’a jamais faibli. Robinson, que la Bibliothèque de la Pléiade réédite ces jours-ci dans la traduction de Petrus Borel (1), demeure une figure inépuisable. Pourquoi ? Et que pouvons-nous en faire au XXIe siècle ?
Les raisons de ce triomphe sont multiples, trop nombreuses pour être méthodiquement cernées. Pérégrinations et péripéties sont décrites avec une précision minutieuse (plus étonnante encore quand on sait que Defoe n’a jamais voyagé !). Censé décrire un itinéraire spirituel – la rédemption d’un ancien négrier qui découvre l’humanité -, le roman est devenu, comme malgré lui, une référence incontournable des lectures de jeunesse. On ne compte plus, outre un opéra-comique d’Offenbach (1867), un film de Bunuel (1954), les adaptations où Robinson fait de la figuration dans des bandes dessinées et des films d’animation. Dans le registre littéraire, du XVIIIe siècle à nos jours, quantité de reprises et métamorphoses du texte ont meublé les bibliothèques. Parmi les grandes variations figurent notamment les romans de Michel Tournier (1967 et 1971), de J.-M. Coetzee (1986), de Patrick Chamoiseau (2012).
Robinson, très tôt, est devenu un mythe. Il incarne, avant tout, la relation de l’humain à sa survie. De manière exemplairement concrète, il pose la question des relations entre culture et nature. Travail, ingéniosité, obstination, intelligence de la ruse, voilà les qualités maîtresses qui lui permettent de retourner l’adversité à son profit. D’un misérable à l’abandon, seul et sans ressources, ces qualités font, peu à peu, le maître prospère d’un petit paradis terrestre. Le mythe incarne à la fois le triomphe du labeur tenace, le bonheur de la vie simple, la traversée de l’adversité, la découverte des relations humaines au coeur même de leur absence apparente.
Rousseau ne s’y est pas trompé. Il fait de la lecture de Robinson Crusoé, au livre III de l’Emile, un outil majeur d’éducation. Aux yeux de Jean-Jacques, l’aventurier solitaire enseigne que la division du travail n’est pas une contrainte absolue – un même homme peut accomplir des tâches très diverses – et que la vie dans la nature sauvage est plus pleine, plus complète, plus vraie qu’au coeur des villes. Voltaire a beau jeu de fustiger ce simplisme naturaliste. Dans sa « lettre au docteur Jean-Jacques Pansophe » (1766), il persifle : « Le vrai bonheur de l’homme est de vivre seul, de manger des fruits sauvages, de dormir sur la terre nue ou dans le creux d’un arbre, et de ne jamais penser ». Il attribue à Jean-Jacques de ne prescrire à son Emile que la lecture de la Bible, de « l’excellente histoire de Robinson Crusoé » et de ses propres ouvrages.
Et pour nous, pour demain, quelles leçons? J’en vois deux.
En relisant le récit de ses premiers jours sur son île déserte, on devrait remarquer qu’il ne cesse de récupérer et de recycler tous les résidus utiles de la cargaison, les débris du naufrage. Voilà une leçon possible pour tous les amateurs actuels d’effondrement et d’apocalypse technique. Si notre monde fait naufrage, nous survivrons d’abord en reprenant des fragments de ses outils, de ses machines, de ses produits, pour les réutiliser en les bricolant.
Plus subtilement, l’enseignement le plus profond de Robinson pour notre avenir est sans doute que nous ne serons jamais vraiment seuls, dès lors que nous avons été socialisés. Que fait-il, en effet, dans son isolement radical ? Il pense avec les mots appris des autres. Il agit et s’organise, au moyen des schémas mentaux reçus de son éducation. Il applique règles et recettes dont il n’est pas inventeur mais héritier.
Son île est déserte, jamais son cerveau. L’ultime enseignement du marin solitaire, c’est finalement que, pour reprendre les mots du poète Henri Michaux : « On n’est jamais seul dans sa peau ».
- Daniel Defoe. Vie et aventures de Robinson Crusoé, écrites par lui-même. Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1040 p. 47 € jusqu’au 30 juin 2019.