Figures libres. Israël et la question de sa souveraineté
Il y a presque cent vingt ans, le 15 février 1896, le journaliste Theodor Herzl publiait à Vienne L’Etat juif, livre fondateur du mouvement sioniste. Une cinquantaine d’années plus tard, la création de l’Etat d’Israël commençait à incarner ce projet – mais dans des circonstances très particulières, dont les conséquences n’ont cessé de se développer jusqu’à aujourd’hui. Après la Shoah, c’est en effet une « justification d’existence exclusivement victimaire » qui a prévalu, selon les termes de Shmuel Trigano.
En publiant aujourd’hui Le Nouvel Etat juif, ce penseur – philosophe, sociologue, grand hébraïsant – n’est pas moins ambitieux que Theodor Herzl en son temps. D’une certaine manière, il l’est même bien plus, car il diagnostique les lacunes et les points aveugles du sionisme, étudie la crise que traverse actuellement Israël, esquisse des solutions d’avenir, tenant compte de trente siècles d’histoire politique et spirituelle du peuple juif.
Le fil directeur de cet essai à la fois dense et limpide est d’en appeler à un changement radical de perspective. Depuis la création de l’Etat d’Israël, l’Europe et les grandes puissances ne lui ont accordé, selon Shmuel Trigano, qu’un rôle d’Etat refuge, pas une pleine dignité d’Etat souverain. Tout va bien, ou à peu près, tant qu’il se cantonne à sa fonction de victime, rien ne va plus dès qu’il affirme son autonomie et sa puissance. L’Europe a tellement lié Israël à sa propre représentation de la Shoah, en a tellement fait l’exutoire de sa culpabilité qu’il lui est difficile de reconnaître à cet Etat une autre légitimité justifiant sa complète souveraineté. Après tout, ce ne serait pas si grave si les Israéliens eux-mêmes, en tout cas une large part des élites pensantes, n’avaient intériorisé ce regard extérieur et les schémas mentaux qui vont avec.
Déni de soi-même
Shmuel Trigano analyse ainsi l’obsession de la légalité incarnée par le pouvoir de la Cour suprême israélienne, imposant des freins inédits à l’exercice de la souveraineté étatique. Tout se passe toujours comme si Israël devait s’excuser d’exister, manquant de confiance en soi, de conscience de sa légitimité morale comme de sa grandeur historique. Contre ce déni de soi-même, issu de cette pseudo-identité créée artificiellement par le projet occidental de concéder aux juifs leur émancipation, le penseur propose de retrouver une morale de la souveraineté : « Le peuple juif existe, il occupe une place dans l’humanité que rien ne peut effacer. Il n’a aucun besoin de justifier son existence, ni de s’excuser de vivre (…). Comme tout acteur social et étatique, il doit défendre avant tout ses intérêts, avant de se soucier de ceux des autres. »
La singularité politique et spirituelle de la longue histoire du peuple juif, souligne Shmuel Trigano, tient avant tout au fait qu’il est tout entier garant de l’alliance avec Dieu. Le pouvoir n’est délégué à aucun individu ni à aucun corps constitué. Le Nouvel Etat juif préconise donc de refonder le judaïsme, rien de moins. Ce qui passerait notamment par une refonte de l’éducation, la formation de nouvelles élites et même la suppression du rabbinat, qui fait écran à l’expression de « l’Israël éternel ». Les lecteurs ont été prévenus : c’est bien un changement radical de perspective sur notre lecture de l’actualité qui est ici audacieusement fondé. Cette expression n’est pas simplement une façon de parler.
Le Nouvel Etat juif, de Shmuel Trigano, Berg International, 182 p., 16 €.